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En m’asseyant dans la salle, j’avais bien vu sur le mur du fond, une légère encoche et puis j’avais oublié, pris par le spectacle qui commençait dans mon dos : l’actrice Karelle Prugnaud allongée devant la cabine régie commençait un long monologue qui devait l'emmener sur scène dans la folie de Lucia, la fille de James Joyce, danseuse à ses heures. Jung déclarera Lucia schizophrène, elle sera internée. Tous les joyciens ont rêvé d’elle à commencer par son père James, elle est comme le fantôme de Finnegans Wake, cette œuvre extrême, folle de langues. Fasciné par ce personnage fuyant et ensorcelant, l’auteur dramatique Eugène Durif a écrit Le cas Lucia J. En voyant l’actrice Karelle Prugnaud interpréter le rôle on croirait que la pièce a été écrite pour elle, tant l’actrice est magnifiquement incendiaire mise en scène par Eric Lacascade qui la pousse au plus loin.
Quel plaisir de voir revenir Lacascade en France, entre un séjour en Chine et un autre en Lituanie où il exerce son métier de metteur en scène itinérant. Et de le voir revenir, après quelques séjours dans le in, au cœur du festival off,là où il avait débuté il y a bien longtemps. Trente ans ? Je ne sais plus. Je me souviens du titre de l’article que j’avais écrit alors Boum Ballatum, d’autres suivraient au fil des années. Avec son complice Guy Alloucherie et des proches comme Martine Cendre, ces enfants du Nord avaient créé une compagnie à Liévin, le Ballatum théâtre. C’est dans le off que l’on les avait découvert, un off qui n’était pas encore la foire à n’importe quoi qu’il est devenu. Je me souviens avoir été intrigué et attiré pars les titre de leurs spectacles comme Si tu me quittes est-ce que je peux venir aussi ?, une écriture de plateau collective. Un peu plus tard, ils devaient faire un bout de chemin avec Tchekhov, fricoter avec des figures grecques, et effectuer un séjour à Pontedera chez Jerzy Grotowski. Et puis la vie les sépara. On retrouve chez Karelle Prugnaud cette impulsivité bondissante qui plaît tant à Eric Lacascade et qu’il aime pousser dans ses ultimes retranchements. L’écriture ourlée de Durif s’y prête volontiers. Bref, avec l’énergie décuplée des trois, c’est un spectacle qui va loin.
Quelques heures plus tard, j’apprenais que la direction du Théâtre de l’Artephile où se donne le spectacle venait décider d’interrompre les représentations prévues jusqu’au 26 juillet et dont plusieurs représentions étaient déjà complètes. Un énorme préjudice pour les compagnies L'envers du décor & Compagnie Lacascade productrices du spectacle. Sans le savoir, j’avais assisté à la dernière représentation Alexandre Mange, le directeur du lieu, s’est ainsi justifié auprès du site Scèneweb :« J’ai demandé plusieurs fois à Karelle Prugnaud de prendre des mesures conservatoires pour éviter l’accumulation de trous dans les murs du théâtre. Elle m’a plusieurs fois répondu qu’elle ferait attention. Mais on a constaté qu’il n’y avait pas d’amélioration, et aucune réaction de la compagnie. Et j’ai été obligé de prendre cette mesure pour protéger mon théâtre. » A croire que l’actrice à elle toute seule avait démoli le théâtre. Certes -il y a une scène - au demeurant magnifique – où l’actrice danse avec une chaise et la balance. D’où l’encoche citée plus haut. De là à parler d’une « accumulation de trous »… Le directeur du lieu avait vu le spectacle, sans doute lors d’une petite série de représentations parisiennes à la Reine Blanche, la folle danse avec la chaise y figurait. Il avait manifesté son envie d’accueillir ce spectacle dans sa programmation (laquelle n’est pas une invitation ; les compagnies paient fort cher leur venue dans la quasi totalité des salles du off et plus d’une en revient lourdement endettée ). Cet arrêt des représentations, imposé unilatéralement, prive les producteurs de recettes et de la venue d’acheteurs potentiels qui avaient prévu voir Le cas Lucia J. dans les jours qui viennent. Sous le choc, Lacascade , relevant le gant de l’affront, a publié une lettre :
« La violence libérale de certaines salles du off n’a pas de limites!
Le propriétaire de cette salle de théâtre décide de nous expulser (le terme est important expulsé) de son espace sous prétexte que deux murs furent abîmés. La Compagnie était bien évidemment prête à rembourser les dommages et avait déjà contacté son assurance. Mais bien loin de toute démarche artistique le propriétaire du lieu qu’il considère son « appartement » a décidé de nous expulser. La violence de ces propriétaires est sans limites, exemple: le directeur est entrée après une représentation dans la loge de la comédienne sans frapper ni prévenir alors que celle-ci était nue.
En expulsant la compagnie alors que toutes les représentations sont complètes, que de nombreux professionnels ont signalés leur présence aux prochaines représentations, alors que la compagnie a engagé des frais importants jusqu’à la fin du festival, logements, attachée de presse, attaché de production etc... nous place dans une situation financière dramatique.
Par ailleurs le propriétaire du lieu connaissait le spectacle puisqu’il l’avait vu en tournée et savait donc à quoi il s’engageait.
Nous sommes sidéré par la violence de cette décision. Celle-ci reflète le comportement d’un certain nombre de lieux avignonnais qui bien loin de tout engagement ou démarche artistique ne voient qu’un intérêt purement financier et économique. »
Le off d’autrefois n’est plus depuis longtemps. A de rares exceptions près, il est devenu une pompe à fric où l’intégrité des artistes, leurs prises de risque, sont souvent bafouées.