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L’épopée magnifiquement tumultueuse qui englobait jusqu’à l’auteur supposé du texte millénaire se composait de trois parties dans la version écrite par Jean-Claude Carrière : « la partie de dés », « L’exil dans la forêt », « La guerre ». Battlefield commence là où se finissait, ou presque, le long spectacle. « La guerre est finie » est la première réplique. Des millions de guerriers sont morts au terme d’une guerre fratricide qui opposait des cousins, d’un côté cinq frères, les Pandavas, et de l’autre les Kauravas, les cent fils du roi aveugle Dritarashtra. Les Pandavas sont vainqueurs, l’aîné Yudishtira doit régner.
Un poème de la réconciliation
Ce n’est pas un roi arrogant et triomphant. C’est un homme triste. Trop de morts à porter, trop lourd tribut. Il le sera encore plus lorsque sa mère, Kunti, lui apprend que Karna qu’il a vaincu n’est autre que son frère aîné, qui l’a laissé gagner la guerre pour qu’il règne.
Karana est un enfant qu’elle avait eu, jeune fille, avec le soleil, non par amour mais par jeu et insouciance, un enfant dont elle avait caché la naissance avant de déposer sa progéniture dans une boîte en la laissant dériver dans le Gange ; un charretier avait recueilli le bébé. (Oui, oui, cela rappelle bien des choses ; Vyasa, l’auteur présumé du Mahabharata, ignorait le copyright). Autant le spectacle créé à la carrière Boulbon au Festival d’Avignon était plein de fureurs et de soudaines accalmies, autant Battlefield met en scène des êtres blessés au-delà des larmes, laissant suinter leur peine, leur remords, leurs doutes avec calme, une constante douceur bordée de deuil. Battlefield est un poème de la réconciliation.
Trente ans après la nuit cosmique, nous voici comme au coin du feu, place privilégiée du conteur, place que se partagent les quatre acteurs dans un mouvement brookien. Battlefield est resserré autour de quelques personnages. Et pourtant tout est là. Un peu comme ces sauces que l’on réduit pour que leurs sucs soient mieux concentrés. Tout est là, jusque dans la structure du Mahabharata faite d’infinies digressions. Ici en tiennent lieu trois ou quatre histoires que l’on raconte aux enfants (que nous sommes jusqu’à la mort). Celle du fils et du serpent, celle du faucon et du pigeon, celle du ver de terre, sans oublier l’épisode de la mangouste où le « comme si » du théâtre premier prend ses aises.
Le mouvement brookien
Tout commence et tout s’achèvera avec le musicien japonais Toshi Tsuchitori, compagnon de route de Peter Brook depuis longtemps. Un seul instrument, un tambourin à la peau circulaire comme le disque solaire. A la fin, ses mains font place à deux doigts de chaque main, puis un seul, ultime tapotis, et puis rien d’autre que le silence. Comment ne pas songer à un geste proche qui accompagnait la fin de Guerre et Paix, peut-être le plus beau spectacle du regretté metteur en scène russe Piotr Fomenko. Lui aussi s’était contenté de quelques pages du roman fleuve de Tolstoï pour en dire l’immensité.
Toshi est entouré de connaissances. Marie-Hélène Estienne qui cosigne la mise en scène et l’adaptation avec Peter Brook (tandem des derniers spectacles), Philipe Vialatte qui signe les lumières. Et puis les acteurs de langue anglaise dont trois d’origine africaine. Certains que nous découvrons auprès de Peter Brook, Carole Karemera, fierté du Rwanda, et l’Irlandais Sean O’Callaghan. D’autres qui ont déjà goûté à son philtre magique, Jared McNeill venu de New York et Ery Nzaramba du Royaume-Uni. Les quatre atteignent cette souplesse allègre du corps et ce phrasé comme allant de soi qui façonnent l’évidence du jeu brookien, où l’acteur joue sans jouer comme en amitié avec le(s) personnages(s) qu’il interprète. Cette façon sans pareille qu’a Brook de faire du théâtre du bout des doigts avec trois fois rien en déployant une délicate jubilation, faisant plus que jamais de la scène des Bouffes du Nord la place d’un village planétaire.
Alors, oui, ces guerres, ces rois, ces dieux venus d’un autre monde nous parlent du nôtre par réverbération. Alors, oui, nous aussi, avons envie de rejoindre le jeune garçon et de nous asseoir avec lui au pied du figuier. Ce spectacle n’est pas seulement beau, il est pétri de bonté.
Théâtre des Bouffes du Nord, 20h30, jusqu’au 17 octobre. Puis tournée à Singapour, Tokyo, Amiens (10 et 11 déc.), Châlons-en-Champagne (15 et 16 déc.). La tournée se poursuivra jusqu’à la fin mai au Royaume-Uni, en Inde, Chine et Italie.
Projection exceptionnelle de la version intégrale du Mahabharata filmée en 1989 par Brook à partir de la création initiale, le samedi 26 septembre aux Bouffes du Nord de 11h30 à 20h, suivie d’une rencontre.