« Je cours ». Ce sont les premiers mots du texte que dit l’actrice Ambre Febvre. Notons que l’auteur Noham Selcer précise que le texte « non sexué » de La Cavale, peut être joué par un acteur. La peur n’a pas de sexe. Elle dit donc « je cours », cependant l’actrice ne court pas. Elle se tient debout devant nous, dans une robe miroitante, à ses pieds un tapis de verres à demi remplis d’eau. Elle ne bougera pas. Ses bras resteront le long de son corps sauf une fois ou deux pour boire un demi verre d’eau.
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Elle dit « Des chiens, des loups ou des hommes, ce n’est pas distinct, me poursuivent ». Il en est ainsi depuis l’enfance, depuis l’âge de sept ans, nous dira-t-elle un peu plus tard. Rêve, vision, prémonition, on ne sait que le nom qu’elle lui a donné : la Cavale. « Cette fuite, cette Cavale, je ne sais pas si je l‘ai vécue » dit-elle, nous dit-elle car elle s’adresse à nous, de bout en bout. « Pour des raisons que vous comprendrez peut-être, je prends plaisir à cette plongée, à cette terreur, car cette Cavale incompréhensible me semble être la part la plus profonde de moi-même ». Un plaisir partagé.
Alors, elle se remémore être allée, une nuit, neuf jours auparavant, à la recherche de la Cavale. Une nuit, forcément, une nuit propice aux hallucinations, aux cauchemars, aux visions, aux rencontres et à ce qui s’en suit. Lampe frontale allumée, elle s’approche d’un cours d’eau. Puis il sera question d’accident, d’hôpital, d’opération crânienne, etc. .Jusqu’à ces derniers mots en miroir : « Ma main droite était posée sur la rive et se reflétait sur l’onde. Main gauche qui effleurait l’eau, rejoignait son image et s’y unissait ». Piège narcissique ou miracle ?
L’actrice, bien dirigée par Jonathan Mallard, s’enfonce et se déploie dans une sorte d’effervescence statique. Étrangement, le corps du spectateur, sans bouger lui non plus, semble aspiré, appelé, voire convoqué par ce corps qui nous parle. « J’aime tracer des frontières claires entre ce qui est tout à fait perceptible, d’un côté, et ce qui n’existe pas de l’autre. Rien ne mérite d’exister entre ces deux pôles » dit-elle, écrit Noham Selcer. Là est le fécond paradoxe : entre ces deux pôles, la Cavale fait sa nuit. Tous les grenouilles vous le diront suggère l’auteur porté par l’actrice à l’intensité toute intérieure.
Publié par les Solitaires intempestifs, le texte de La Cavale est précédé par un autre d’une longueur plus conséquente : Nord infini fait de lettres et de dialogues. Une femme, Clotilde, en est l’héroïne. Envoyée dans le nord de la France pour effectuer des relevés sur des sites anciennement industriels, noter leur degré de pollution et vérifier l’état des travaux visant à réduire ou supprimer les déchets que cela entraîne. La voici donc installée dans une chambre du dernier hôtel de Saint-Amand-les-eaux dont elle est la seule cliente. La propriétaire a hérité de terres laissées à l’abandon, squattées par des hirsutes solitaires ou, le plus souvent, servant de déversoir pour les déchets domestiques ou industriels sauvages.
Outre la patronne de l’hôtel, Clotilde croisera Gex, un aveugle qui tient jalousement une passerelle dans le parc de la Deüle. Et, plus encore, Henno, une jeune fille vivant en solitaire dans la forêt de Raismes au bord d ’un lac, autant de lieux où Clotilde doit aussi faire des relevés. Le texte est parsemé de lettres que Clothilde envoie à son amoureux Raphaël et réciproquement. Ces lettres s’espaceront au fur et à mesure que Clotilde pénètre plus avant dans la nature à la fois polluée et sauvage qui cerne la petite ville, fascinée par les êtres qui y habitent et en sont à la fois comme les héros et les victimes.
Au fil des jours, la relation entre Clotilde et Raphaël, de lettre en lettre, se raréfie jusqu’à se dissoudre. Mission accomplie ou presque, au moment que quitter la région délaissée de tous ou presque, Clotilde laisse passer un train, puis un autre...Elle reste.
Hormis un texte jeunesse Longtemps après la peste (École des loisirs) en 2022, ces deux textes sont les premiers de Noham Selcer écrits et publiés pour le théâtre. Son premier roman Les chaînes de Markov est paru cette année chez Gallimard.
Samedi dernier, au Théâtre de Nanterre-Amandiers, Noam Selcer lors de la soirée "Ouvrir les cahiers de doléances" avait lu (avec Pierre-Thomas Jourdan des extraits de son texte "2937W60" basé sur une exploration d'un des cahiers de doléances de Nanterre tout comme l'on fait, chacun.e à sa manière, les autres auteurs et autrices associé.e.s au théâtre : Penda Diouf, Claudine Galea, Christophe Pellet et Constance de Saint Rémy. Une soirée où chacun appelait à la publication de ces Cahiers de doléances (dont l'une des premières revendications était le retour de l'ISF) mis sous le tapis par son commanditaire, l'actuel Président de la République .
La Cavale au théâtre de l'Athénée, 20h30 du mar au sam, dim 16h30, jusqu’au 23 nov.
Nord infini suivi de La Cavale par Noham Selcer aux Éditions Les solitaires intempestifs, 142p, 14€