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Billet de blog 19 janv. 2023

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Isabelle Lafon et Johanna Korthals Altes à la folie

Nourries des textes et expériences de psychiatres novateurs depuis Clerambault jusqu’à Oury en passant par Deligny, sur des propositions d’Isabelle Lafon, dans « Je pars sans moi », les deux actrices traversent deux siècles à travers des textes et des destins dont la folie est l’ordinaire. Une soirée folle.

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Illustration 1
Scène de "Je pars sans moi" © Laurent Scheegans

Si j’en crois leurs biographies, Nous demeurons, le premier spectacle réunissant Isabelle Lafon et Johanna Korthals Atles mettait déjà en scène des récits de personnes aliénées de la fin du XIXe siècle. Je n’ai pas vu ce spectacle. Je les ai rencontrées un peu plus tard dans Deux ampoules sur cinq, spectacle inoubliable qui se déroulait dans le terrier du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, spectacle magique dans ce sous-sol tout aussi magique où les spectateurs éclairaient les deux actrices avec des lampes torches. A travers les écrits de Lydia Tchoukovskaia sur la grande poétesse russe Anna Akhmatova et et leurs nombreuses conversations, les deux actrices racontaient l’amitié entre Lydia et Anna. Depuis Isabelle et Johanna ne se sont jamais quittées.

On retrouvait Johanna, seule avec Isabelle ou avec d’autres dans les spectacles qui allaient suivre : La Mouette de Tchekhov, Bérénice de Racine , Met my try d’après Virginia Woolf, Vues lumière, la trilogie Les insoumises regroupant le spectacle sur Akhmatova, celui sur Woolf et enfin L’Oppoponax de Monique Wittig où, cette fois, Isabelle Lafon était seule en scène, et récemment Les imprudents d’après les dits et les écrits de Marguerite Duras. Et les voici de nouveau toutes les deux, seules en scène, dans Je pars sans moi, une création qui renoue avec l’approche de leur tout premier spectacle puisqu’elles puisent principalement dans des travaux du psychiatre Gaétan de Clérambault et des écrits de Fernand Deligny dont l’édition des œuvres, établie par Sandra Alvarez de Toledo, est parue aux Editions l’Arachnéen il y a quelques années.

A la table chargée de livres d’Anna et de Lydia d’hier succède aujourd’hui une porte posée sur un plateau nu dont il sera plusieurs fois question. Le titre du spectacle est le début d’une phrase  extraordinaire de Yanis Benhissen (extraite de Le livre de Yanis. Livre de rencontre dans les écritures avec Patrick Laupin, éditions La rumeur libre) dont la totalité dit le mouvement follement binaire du spectacle : »Je pars sans moi, Tu n’as qu‘à m’attendre là-bas ». Dedans et dehors, ici et là, avec et sans, un jeu de renversements permanents.

Une folie follement douce, attentionnée. Qui coagule tout, les identités et les siècles. Johanna parle d’ une couturière de de 55 ans amoureuse d’un prêtre depuis l’âge de 17 ans. « Un prêtre magnifique qui fait penser avec ses yeux bleus à Jean Our» (fondateurs de la clinique de La Borde qu’il dirigea jusqu’à sa mort) . On entre dans cette histoire comme dans un moulin, la couturière finit par « croquer » le sexe du prêtre resté sans voix après qu’un jour elle lui ait dit ses poèmes, raconte-t-elle au docteur Clérambault à la fin du XIXe siècle , et aujourd’hui à nous. Les temps, les siècles se mêlent, la porte dressée en arrière-plan sur la scène est comme une balise. Johanna parle longuement du psychiatre catalan François Tosquelle, Isabelle parle de son grand-père. On entre dans des histoires qui cohabitent, se mêlent, à un moment on entre dans l’hôpital psychiatrique de Saint Alban. Ça va, ça vient, ça traverse.

Vers la fin, Isabelle et Johanna sortent la porte en coulisses. Après avoir si intimement surfé avec l’extrême fragilité des êtres, il est temps de danser sur le plateau nu comme un parquet de bal.

Dans son texte Les vagabonds efficaces, Fernand Deligny raconte ces jours où il recevait dans un ancien théâtre qu avait été celui de Dullin. « Quelquefois, en arrivant, vers neuf heures, je voyais un mur abattu. Albert S. m’attendait, assis en face de ma table. Il avait frappé. Je n’avais pas répondu. La porte était fermée. Alors, il avait abattu le mur d’un coup d’épaule. » Ensemble ils remettait en place les planches du mur, car le propriétaire du lieu leur cherchait noise. Deligny poursuit : « Albert S avait dix-neuf ans , un mètre quatre vingts. Il était nègre et pupille de cette Assistance publique dont il cassait la figure aux directeurs départementaux. Il disait : « Tu rigoles, Deligny, tu ne ne m’en veux pas ? Tu viens boire un crème ? » Histoire de voir si je n’étais pas un peu directeur de quelque chose sur les bords et dans le fond. » Le théâtre d’Isabelle Lafon, c’est cela : « sur les bords et dans le fond ».

Je pars sans moi, conception et mise en scène Isabelle Lafon, écriture et jeu Johanna Orthogonal Alpes et Isabelle Lafon. Théâtre de la Colline , mar 19h, du mer au sam 20h, dim 16h jusqu’au 12 fév.

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