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De loin de très, très loin, Vent fort ressemble à une pièce de boulevard : un homme rentre chez lui après un long voyage et trouve sa femme avec un jeune amant. Elle lui dit de partir, il reste, l’amant lui propose de partager le lit de la femme, une nuit le mari, une nuit l’amant...
Mais c’est une pièce de Jon Fosse, sa dernière à ce jour, magnifiquement traduite du néo-norvégien par Marianne Ségol-Samoy. et, bien sûr, c’est tout autre chose.
Après dix années passées à finir la prose des sept livres de Septologie (dont les derniers viennent de paraître en traduction), Fosse retrouvait le théâtre. Sa pièce Vent fort a été créée au Norske teater en 2021 et traduite à l’Arche trois ans plus tard. Entre temps, Gabriel Dufay avait publié un livre d’entretiens avec Jon Fosse.
« Cette pièce « Vent fort », expliquait-il à Gabriel Dufay, quelques années avant que ce dernier ne la porte à la scène, «est aussi, avant tout une réflexion sur le temps. Il est possible de l’envisager comme ça. Le temps est au centre de toutes mes pièces. Il n’y a quasiment que ça qui m’intéresse: le temps, la façon dont on met des mots dessus, dont on mêle les temporalités. Le temps ne cesse d’aller en avant et en arrière, et entre ces mouvements, il y a ces instants minuscules qui sont déterminants et qui peuvent avoir des similarités troublantes entre eux, et qui créent peut-être ce qu’on pourrait désigner comme le présent. Insaisissable. » Fosse dit encore : « Il y a, dans l’écriture de cette pièce, une dimension cauchemardesque,sur ces forces cachées qui nous habitent. Des forces étranges qui peuvent s’éveiller sur le plateau ».
Fosse sous-titre sa pièce « poème scénique », il ne l’avait fait pour aucune autre. Ce qui est plus habituel, il nomme simplement ses trois personnages « l’homme », « la femme », « le jeune homme » respectivement et merveilleusement interprétés chez Dufay, avec chacun.e sa part d'étrangeté par Thomas Landbo. Léonore Zurflüh et Yuriy Zavalnyouk Le metteur en scène ajoute la présence de poèmes et chants par Alessandra Domenici et a été conseil pour la chorégraphe par Kaori Ito. Tout cela d’excellente facture de même que la scénographie de Margaux Nessi, le travail vidéo de Vladimir Vatsev ou les lumières de Sebian Falk-Lemarchand. Tous, à la suite de Fosse et guidés par Dufay, s’éloignent de toute approche réaliste jusque dans les étreintes.

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On se tient, de bout en bout, à la lisière du possible. A commencer par cette fenêtre invisible au bord de la scène devant laquelle l’homme s’assoit, se lève, ouvre puis referme la fenêtre avant de l’ouvrir à nouveau. Tout se délite, à la faveur d’un clignement des yeux, « c’est fini/ c’est passé/ c’est du passé » dit l’homme. Même incertitude quant au lieu où nous sommes, au quatorzième étage d’un immeuble. L’appartement n’est plus celui d’avant où l’homme vivait avec sa femme et l’enfant, celui-ci ne lui plaît pas dit-il. Sa femme a déménagé pendant qu’il était en voyage, pour vivre avec lui, l’amant, le jeune homme qui entre maintenant.
Les lieux, les temps, les vies d’avant et de maintenant se superposent. « Pars » ne cesse de dire l’homme au jeune homme. « Pars » dit plus d’une fois la femme à l’homme. Rôde, dans les interstices, une présence féminine fantomatique, qui entre dans ce rêve éveillé que semble cette pièce tandis que la fenêtre s’ouvre à nouveau, laissant entrer le vent dans cette pièce au quatorzième étage de l’immeuble et que l’homme s’en approche... Un hymne à l’amour aussi bien.
Les lecteurs, les spectateurs de Je suis le vent (mise en scène Patrice Chéreau) et de Quelqu’un va venir (mise en scène Claude Régy) tricoteront des échos entre ces trois pièces dont la dernière, Vent fort semble comme la quintessence des précédentes. A la fin de la pièce, le vent souffle de plus en plus fort, l’homme est proche de la fenêtre ouverte dont les vitres ont disparu. La femme lui dit de faire attention, le vent souffle encore plus fort et...
Après les saluts, Gabriel Dufay a lu la très belle lettre titrée « L‘art c’est la paix », écrite l’an dernier par Jon Fosse pour la Journée mondiale du théâtre. Une lettre magnifique, dont l’opportunité n’a fait depuis que grandir. J’en extrais ce passage :
« Tout bon art contient précisément cela: quelque chose d’étranger, quelque chose que nous ne pouvons pas comprendre complètement, et qu’en même temps nous comprenons, d’une certaine manière. Il contient un mystère pour ainsi dire. Quelque chose qui nous fascine et ainsi nous pousse à dépasser nos limites et, ce faisant, crée la transcendance que tout art doit à la fois contenir en lui-même et nous faire atteindre. Je ne connais pas de meilleure façon que d‘unir les opposés. C’est l’approche exactement inverse de celle des violents conflits que l’on voit trop souvent dans le monde, qui cèdent à la tentation destructrice d’anéantir tout ce qui est étranger, tout ce qui est unique et différent, souvent en utilisant les inventions les plus inhumaines que la technologie ait mises à notre service. Le terrorisme existe dans le monde. La guerre existe. Car les hommes ont également une part d’animalité, guidés par leur instinct de ressentir l’autre, l’étranger, comme une menace pour leur existence plutôt que comme un mystère fascinant. C’est ainsi que la singularité -les différences que nous pouvons tous observer -disparaît pour laisser place à une uniformité collective, où toute différence est une menace qu’il faut éradiquer . »
Après sa création à la MAC de Créteil , sa programmation au Théâtre des deux rives à Charenton-le-Pont, le spectacle Vent fort sera au TJP de Strasbourg du 20 au 23 mars puis le 29 avril au Théâtre de Chartres. Il sera cet automne à l’affiche du Théâtre de l’échangeur de Bagnolet
Vent fort sous-titré un poème scénique, traduit du néo-norvégien par Marianne Ségol-Samoy est publié à l Arche comme tout le théâtre de Jon Fosse
Jon Fosse, "Écrire, c’est écouter" , entretiens avec Gabriel Dufay est également publié à l‘Arche.
Un nouveau nom, septologie VI-VII (dernier des trois volumes de Septologie ), traduit du néo-norvégien par Jean-Baptiste Coursaud vient de paraître chez Christian Bourgois.