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Tout se passe comme si la folie argentine de Copi s’était glacée dans la Sibérie (de bande dessinée) où se déroule la pièce de bout en bout. Thibaud Croisy laisse en consigne à la frontière l’image habituelle que l’on a de l’homme et l’œuvre : fou et folle à la fois. En un demi siècle, la pièce s’est dénudée de ses oripeaux d’époque. La voici qui nous apparaît dans son plus simple appareil : des corps et des mots. Plateau nu, une petite table, une chaise au fond un couloir de tulles comme rafistolés avec une entrée unique seule voie de sortie possible, comme une nasse.
Seule au centre, assise sur une chaise qu’elle ensorcelle de ses membres, Irina déploie son corps celui, magnifiquement charpentée de l’actrice et danseuse Helena de Laurens et déjà entravée par une fracture à la jambe. Entre Madre, alias Madame Simpson, dans un robe-blouse légère, Frédéric Leidgens dans sa maigre splendeur. Elle est la mère d’Irina,mais aussi, à l’occasion, son amante. Irina baise tout ce qui passe aux abords de la gare et de la taverne Lénine. Elle est enceinte. Mais de qui ? Elle chie l’enfant. Fin de la première scène Quatorze suivront du même tonneau.
Entre madame Garbo, sublime Emmanuelle Lafon, sa prof de piano (bien sûr Irina hait le piano) enserrée dans un costume lesbien sous sa fourrure. Elle aime Irina, veut partir avec elle. Son mari Garbenko (Arnaud Jolibois Bichon), « un officier révolutionnaire muté en Sibérie », s’occupera des traîneaux. Madame Garbo dit avoir été opérée à Casablanca, contre son gré , à 17 ans, « j’ai un sexe d’homme » dit-elle. Son mari l’appelle Nikita. Réplique de Madre : « ma fille et moi avons changé de sexe par notre seule volonté, madame ». Dernier personnage, plus éphémère, le général Pouchkine en grande tenue (Jacques Pieiller), un soupirant de madame Garbo. Il s’inquiète pour la santé d’Irina : « Vous avez appelé le docteur Feydeau ? » Quelle pièce ! Quel ballet tournoyant d’identités !
Le coup de génie de Thibaud Croisy c’est de tirer sur les rennes de ce « vaudeville guignolesque » pour en retenir finement la frénésie, et sans jamais céder à la moindre gaudriole. Tournant le dos à « cette hystérie permanente à laquelle on nous avait habitué avec Copi », Croisy opte pour « une forme épurée » chère aux tragédies, enserrant les mots dans une constante tension foldingue qui maintient le tempo de ce bal sibérien aux qui suis-je ? Complètement dézinguant.
Créé à la Comédie de Clermont-Ferrand, le spectacle est à l’affiche du T2G, centre dramatique national de Gennevilliers du 17 au 23 mai. Puis à Paris du Théâtre de la Cité Internationale du 29 sept au 7 oct avant d’aller au TU de Nantes du 28 nov au 2 déc.
L’homosexuel ou la difficulté de s’exprimer suivi de Les quatre jumelles, avec une préface et des documents signés Thibaud Croisy sont publiés chez Christian Bourgois, 158p, 8€