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Disons-le comme cela : l’un des meilleurs spectacles du In se donne dans le Off, chaque jour au Théâtre des Halles, l’un des lieux permanents du théâtre à Avignon, dirigé par Alain Timar. Cela vous cueille sur le coup de 16h, vous en ressortez deux heures plus tard, à la fois comblé et anéanti.
Beckett est un sorcier : sa pièce, Fin de Partie, d’une précision extrême, répliques et didascalies confondues. Dès les premiers mots : « intérieur sans meubles. Lumière grisâtre ». Avec humilité et orgueil, le metteur en scène et ses acteurs suivent toute la partition à la lettre. On ne chipote pas avec le génie, on boit sa potion sans barguigner, sans jouer au plus malin, on essaie d’être à la hauteur, encordés les uns aux autres, jusqu’au sommet. Ils l’atteignent et nous entraînent.
Après Cap au pire, La dernière bande et L’image, avec Fin de partie, c’est la quatrième fois que Jacques Osinski traverse un Beckett avec Denis Lavant. En revanche, c’est la première fois qu’il dirige Frédéric Leidgens. C’est aussi la première fois que ces deux acteurs d’exception se retrouvent ensemble sur un plateau. Le premier dont le corps semble précéder la parole, le second dont l’intérieur semble le préambule à l’expression. Clov (Lavant) , le serviteur, le vieil enfant attardé, recueilli naguère par l’autre, plus âgé , Hamm (Leidgens) le maître ne pouvant s’extraire de son fauteuil à roulettes, les yeux clos derrière ses lunettes noires, un linge ensanglanté sur son visage avant de le replier et le mettre dans sa poche. Hamm appelle Clov en usant de son sifflet qu’il porte au cou. L’un bouge et parle peu, il ne cesse d’aller dans sa cuisine il à « à faire », Hamm, sans bouger, a le babil voyageur L’un dépend de l’autre et inversement.
La pièce s’achève sur leur séparation possiblement sans retour. Premiers mots de la pièce dits par Clov : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir ». Derniers mots de la pièce dits par Hamm après avoir jeté le sifflet et deviné la sortie (définitive?) de l’autre . « Clov ! (un temps long). Non ? Bon. (Il sort son mouchoir).Puisque ça se joue comme comme ça...(il déplie le mouchoir)...jouons ça comme ça….(il déplie)...et n’en parlons plus...(il finit de déplier)...n’en parlons plus. (il tient à bout de bras le mouchoir ouvert devant lui) Vieux linge ! (Un temps). Toi – Je te garde. Un temps. il approche le mouchoir de son visage. » Comme on clôt le visage d’un mort. Une écriture d’une précision sans pareille.
C’est fini. Que dire de plus ?
Peu après la fin du spectacle, je demandais à Denis Lavant comment il avait inventé ce jeu de jambes décalé et bancal qu’il ne quitte pas tout au long de la pièce et qu’il déploie pour commencer en usant d’un escabeau comme Beckett l’indique. L’acteur sort alors de sa poche un vieil exemplaire de la pièce parue comme toute l’oeuvre de Beckett aux aux Editions de Minuit et me montre le bas de la première page : « Démarche raide et vacillante ». Tout est dit par Beckett. Mais tout est à faire, à traduite par l’acteur. Denis Lavant parle le Beckett couramment( humble et harassant travail), son personnage, moins éduqué, est beaucoup moins disert que la voix de son maître.
Cloué dans son fauteuil, privé de regard et d’amples mouvements, Frédéric Leigdens dans le rôle de Hamm, outre les mots dont son personnage use volontiers, déploie un registre restreint dont il fait moisson : parfois de légers mouvements du buste et de la tête, et avant tout ses mains nues qui sont comme des ailes au dépliement entravé. C’est infinitésimal et fabuleux. Cependant , tout parfois se déchire (Beckett a plus d’un tour dans son sac), ainsi cette séquence avec le chien en peluche à trois pattes ou ces violences soudaines comme venues d’un autre monde : « foutez-moi le camp , retournez à vos partouzes ! ». D’un côté, vers lafin, cette référence de Hamm à un vers de Baudelaire (« Tu réclamais le soir, il descend, le voici » ), de l’autre ces mots de Clov qui sonnent étrangement aujourd’hui : « Je suis si voûté que je ne vois que mes pieds, si j’ouvre les yeux, et entre mes jambe un peu de poussière noirâtre. Je me dis que la terre s’est éteinte, quoique je ne l’ai jamais vue allumée. (Un temps). Ça va tout seul. (Un temps). Quand je tomberai je pleurerai de bonheur. »
Dans sa présentation, Jacques Osinski cite une lettre que Beckett écrit à son épouse au moment où il travaillait à Fin de partie : « C’est étrange de se sentir à la fois fort et au bord du gouffre ». La pièce déploie ce double mouvement et Osinski met bien en valeur la part d’humanité et de cruauté domestique qu’elle recèle et que déploient aussi Nagg (Peter Bonke) et Nell (Claudine Delvaux) , le père et la mère de Hamm enfermés chacun dans une jarre, soulevant parfois le couvercle, parlant, puis, ne le soulevant plus.
A près la création en Avignon au Théâtre s des Halles l'été dernier , à Parisau Théâtre de l’Atelier à Paris, 19h, jusqu'au 5 mars.
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