Agrandissement : Illustration 1
Les applaudissements-rires enregistrés, l’une des pires inventions de l’impérialisme de l’entertainment anglo-saxon, ont imposé leur niaiserie un peu partout dans des émissions de télévision de divertissement, sketches ou feuilletons. Grâce au boîtier magique, le changement de chaîne immédiat permet d’échapper à ce supplice. Mais quand, dans une salle de spectacle, on vous soumet à la nuisance sonore des applaudissements enregistrés, il n’y a que deux solutions : soit vous sortez crânement avec la mauvaise conscience de ne pas croire à la possibilité de changement du genre humain, soit vous restez, hypocritement persuadé que le monde, donc le présent spectacle, est perfectible, moyennant quoi vous souffrez stoïquement à l’audition répétée de ces applaudissements enregistrés. C’est ce qui vient de m’arriver au Théâtre de la Bastille.
Exercices de style scéniques
Le metteur en scène Tim Etchells avec sa compagnie la bien nommée Forced Entertainment signe Real Magic. Rien à voir avec le réalisme magique. On assiste à une sorte de reproduction d’un jeu télévisé, ou d’un numéro de télépathie sur la base du trio : un animateur, un candidat, un assistant (deux acteurs, une actrice, piliers de la compagnie). Les trois faisant face au public. L’assistant pense à un mot, l’animateur demande au candidat de se concentrer pour deviner le mot que le public, lui, voit affiché. Le candidat a le droit à trois essais. Bien entendu, il échoue à chaque fois (applaudissements-rires enregistrés). Et on recommence.
Naguère (cependant aisément trouvable sur YouTube), Francis Blanche et Pierre Dac nous régalaient avec le fakir Rabindranath Duval ou la voyante Madame Arnica. Cela durait le temps d’un sketch, c’était exquis. Chez Tim Etchells, cela dure 1h25, dont une bonne partie assortie d’applaudissements-rires enregistrés. C’est long, poussif, assommant.
Le jeu reste le jeu comme à la télé, mais devient théâtral. On fait tourner : l’assistant devient l’animateur qui devient le candidat, etc. La base du spectacle semble vouloir reprendre le principe des succulents Exercices de style de Raymond Queneau : raconter une même histoire selon de multiples styles (ici, de jeu) différents.
Le hic, dit aussi queue du diable, c’est que Real Magic peine à affirmer scéniquement ces différences. Des trois acteurs, seul Richard Lowdon atteint cette « inventivité infinie » dont parle Etchells dans le programme.
La ligne dramaturgique consiste à ce que le public soit censé être tenu en haleine : et si le candidat allait deviner ? Pétard mouillé. Il est très vite clair que le candidat ne devinera jamais. Le suspens fait pschitt. L’ennui marque des points. Ce n’est que vers la fin que le spectacle s’emballe dans un salutaire dérèglement qui ouvre l’heure de notre soulagement : ouf, c’est fini. On est loin, très loin, de Beckett auquel Tim Etchells ose se référer.
Crayon rouge
Tout autre ambiance au Théâtre des Gémeaux, scène nationale de Sceaux. Simon McBurney, connu pour son travail de longue date au sein du Théâtre de la Complicité, adapte (légèrement) et met en scène le seul roman de Stefan Zweig, La Pitié dangereuse. McBurney est coutumier de l’exercice (son adaptation du Maître et Marguerite de Boulgakov a été présentée au Festival d’Avignon) mais c’est la première fois qu’il travaille avec des acteurs allemands, dans une autre langue que la sienne.
Agrandissement : Illustration 2
Le roman se passe essentiellement au château de Kekesfalva dont le baron a une fille Edith, atteinte d’une paralysie des jambes et plus que cela, un être d’une grande fragilité. Lors d’une soirée, un jeune officier, ignorant l’état de la jeune fille assise, l’invite à danser. Scandale, honte, remords. L’officier lui envoie un bouquet de fleurs en guise d’excuse ; la jeune fille le prend vite comme un signe d’amour. C‘est le début d’un imbroglio où se mêlent et s’empêtrent la pitié, l’affection, l’amour, le remords, l’honneur, la rage, la vengeance.
Invité à travailler avec les excellents comédiens de la Schaubühne de Berlin, McBurney leur offre une machine dramaturgique implacable mais qui rate la dernière marche : celle d’une puissance scénique qui transcenderait la lecture du texte. On en reste, avec de multiples variations (dont des putassiers et polluants effets stroboscopiques qu’il faudrait interdire de scène comme dans les champs cultivés le Roundup de Monsanto), à une lecture, soit une mise en voix, en corps, chaque acteur assurant plusieurs esquisses de rôles. Tout se passe comme si un crayon rouge (la transcription scénique) venait systématiquement souligner les éléments du texte : quand Edith tombe, aussitôt la bande-son balance son fracas, etc. S’ensuit une nausée de la redondance.
A force de bouger, de s’agiter, bien malgré eux, les acteurs brouillent les pistes. Face au vacarme visuel et sonore, on finit par regretter de ne pas pouvoir lire le roman de Zweig dans une pièce silencieuse, de s’y enfoncer tranquillement, plutôt que de suivre le ballet incessant des personnages entourant celui qui, à une table, devant un micro, lit le livre.
Real Magic, Théâtre de la Bastille, 20h, dim 17h, sf le 21 sept, jusqu’au 24 septembre.
La Pitié dangereuse, Les Gémeaux, scène nationale de Sceaux - Théâtre de la Ville hors les murs, du mar au sam 20h45, dim 17h, jusqu’au 24 septembre.
Deux spectacles présentés dans le cadre du Festival d’Automne.