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Le titre du spectacle Rencontre avec Pierre Pica n’est pas une fiction mais le spectacle en est une. Pierre Pica est un chercheur, un jeune retraité du CNRS qui n’aime pas trop qu’on le résume au terme de linguiste. Emilie Rousset est une metteuse en scène qui s’est détournée des salles de spectacle pour fréquenter des halls, des galeries, des musées. Elle y revient aujourd’hui avec un montage de ses rencontres avec Pierre Pica. L’un et l’autre aiment les décalages et les accidents de la vie qui vous conduisent là où on ne pensait pas aller.
Mission passion
Proche de Noam Chomsky, travaillant au MIT, Pierre Pica se retrouve par hasard au Brésil pour donner des cours d’introduction à la grammaire générative. Là, une connaissance lui lance tout à trac : « ça te dirait d’aller voir les Mundurukus ? » On a beau être un savant, on ne peut pas tout connaître ; ce mot étrange ne lui dit rien. Son interlocuteur, plus au fait des choses amazoniennes, lui explique que c’est une tribu qui vit dans l’Etat de Para. Pierre Pica a du temps à perdre (et donc tout à gagner) et, d’une nature curieuse, il se dit : pourquoi pas. Les langues indigènes, il s’y connaît un peu, il y va. Il y retournera plusieurs fois, on appelle ça des missions. Ou une passion.
Cette découverte des Mundurukus, Pierre Pica la racontera plus tard à Emilie Rousset. Cet épisode figure dans le spectacle tout comme leur rencontre par Skype autour des œuvres de Pierre Morellet exposées alors au MAC VAL. Emilie Rousset préparait Les Spécialistes, une pièce donnée dans des musées où chaque comédien proférait au micro la parole d’un spécialiste, le spectateur écoutant au casque la voix du même spécialiste. Le décalage entre les deux devait faire le charme de la chose (je n’ai pas vu ce spectacle).
Cet amour du décalage, on le retrouve de plusieurs façons dans Rencontre avec Pierre Mica. Le Skype de leur conversation quand elle est en France et lui en Amazonie disparaît visuellement mais restent les rates de la communication. Et apparaît, autre décalage, une inversion des rôles : l’actrice Emmanuelle Lafon dans le rôle de Pierre Pica, l’acteur Manuel Vallade dans celui d’Emilie Rousset. Décalages qui s’associent à un espace incertain où les frontières entre le devant de la scène et les coulisses sont approximatives. Pierre Mica utilisera plusieurs fois le mot approximatif en parlant des Mundurukus. Positivement. Enfin, dernier décalage : l’actrice et l’acteur n’ont pas appris leur texte. Il leur arrive par une oreillette, ce qui modifie leur façon de le restituer oralement et physiquement.
Il y a deux mondes, explique le savant, le monde exact et monde approximatif. Les Mundurukus ne connaissent que le second alors que nous mettons en avant l’exactitude, et pas seulement celles des trains, des horloges et de la politesse des rois. On le sait, les trains n’arrivent jamais à l’heure, les horloges ne sont jamais à l’heure pile comme le savent tous les réveils-matin et les rois sont plus ou moins fainéants. Plus astucieux que nous, les Mundurukus chérissent l’approximation. Par exemple, pour eux, le chiffre un n’est pas une entité définitive, il peut lorgner vers le deux. Chemin faisant, ils nous en apprennent grandement sur nos approximations.
Goutte à goutte
Pierre Pica adore les exemples des gouttes, des doigts et des secondes. Quand à la fin d’un repas on reprend une « petit goutte, juste une petite goutte », c’est une goutte qui en comprend des milliers, celles qui se pressent les unes contre les autres pour remplir un verre de vin. Il en va de même quand on prend deux doigts, juste deux doigts, de gnôle à l’heure du pousse café. Et ne disons rien de ceux qui sont à deux doigts de trouver la solution d’un problème, cela nous entraînerait trop loin, à des kilomètres. Quand on dit : « j’en ai pour deux secondes », chacun sait que cela veut dire au moins une minute voire une heure et pour un « je reviens dans une minute », comptez un bon quart d’heure. On était approximatif sans le savoir.
Chez le regretté acteur Daniel Emilfork, les livres n’étaient pas classés par auteurs mais par hauteurs. Né au Chili, peut-être avait-il des ancêtres amazoniens. Toujours est-il que les Mundurukus classent la banane et le bras dans la même catégorie puisque ces entités ont la même forme. Tout comme ils associent le café et les larmes, ces apôtres de la liquidité. Autre exemple que cite Emmanuelle Lafon-Pierre Pica : le bras levé. Le sprinter sur la ligne de départ du 100 mètres lève haut le bras, souvent les deux, lorsque le speaker énonce son nom. Quand on lève le bras, c’est jusqu’en haut. Le coureur envoyé par les Mundurukus se contentera, lui, de légèrement décoller vers le haut le bras habituellement positionné le long du corps. Pourquoi aller plus haut ? Via cette agréable conversation entre vertébrés, les Mundurukus nous font quitter notre petite lorgnette qui prend pour immuables des choses, des mots, des points de vue qui sont plus aléatoires qu’on ne veut bien le croire.
Théâtre de la Cité internationale, dans le cadre du Festival d’automne, ven 20h, sam 19h30, puis en version courte le 19 nov à la Fondation Cartier et le 28 nov au POC d’Alfortville.