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Billet de blog 19 novembre 2017

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Meyssat retrouve Beckett : «N’auras-tu jamais fini de ressasser tout ça ?»

A Nairobi en 1997, l’année suivante en France, à Tokyo en 2006 et aujourd’hui de nouveau, Bruno Meyssat explore les courtes pièces et les dramaticules de Beckett. Avant de travailler autour du nucléaire et de ses centrales, il s’y ressource. Il, on, n’en finira jamais avec Beckett.

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Illustration 1
Scène de "Juste le temps" © Bruno Meyssat

« Vous avez vu quoi, un concert ? » questionne le chauffeur de taxi venu me chercher devant la MC2 Grenoble en ce jour de grève des tramways. « Non, un spectacle, du théâtre. » « Ah... je ne vais pas au théâtre, le taxi, vous comprenez… Quel auteur ? » « Beckett, Samuel Beckett. » « Connais pas. » «  L’auteur d’En attendant Godot... » « Ah, ça me dit quelque chose… je préfère les romans, je suis un gros lecteur... Je viens de finir Le Millénium… Il a écrit des romans, ce Beckett ?... » « Oui, aussi ; vous devriez lire Molloy, c’est en poche. » Le taxi me dépose devant l’hôtel Terminus. La lumière est grise, c’est le mot qui me vient, grise, peut-être à cause des longs cheveux gris de tout à l’heure au début du spectacle Juste le temps, dans Quoi où.

En attendant les dramaticules

Dans l’ascenseur de l’hôtel me reviennent en tête comme une rengaine les premiers mots de la foirade qui boucle le voyage et que j’avais lu dans le train une fois encore : « J’ai renoncé avant de naître, ce n’était pas possible autrement... » Arrivé dans la chambre, j’ouvre Pour en finir encore et autres foirades et je relis la suite : « …il fallait cependant que ça naisse, ce fut lui, j’étais dedans, c’est comme ça que je vois la chose, c’est lui a qui a crié, c’est lui qui a vu le jour, il est impossible que j’aie une voix, il est impossible que j’aie ses pensées, et je parle et pense, je fais l’impossible, ce n’est pas possible autrement, c’est lui qui a vécu, moi je n’ai pas vécu, il a mal vécu, à cause de moi, il va se tuer, à cause de moi, je vais raconter ça, je vais raconter sa mort, la fin de sa vie et sa mort, au fur et à mesure, au présent... » Est-ce que ce n’est pas ça, toujours cela, le théâtre du tréfonds : le dialogue d’un mort ou d’un non-né avec le vivant qu’il fut ou qu’il sera ?

Bruno Meyssat monte à la MC2 Grenoble, partenaire fidèle, plusieurs dramaticules de Samuel Beckett sous le titre Juste le temps. Avec raison, il trouve dommageable qu’en France on monte essentiellement les premières pièces du dramaturge comme Fin de partie et par-dessus tout En attendant Godot. 34 ans, souligne-t-il, séparent En attendant Godot (écrit en 1949 et mis en scène par Roger Blin en 1953 ; Beckett dira à plusieurs reprises que le succès qui s’ensuivit fut un « malentendu ») de Quoi où (1983). Meyssat feint d’oublier que d’autres pièces comme La Dernière Bande (1959) sont aussi souvent montées et avec force (de Serge Merlin à Robert Wilson en passant par Jacques Weber sous la direction de Peter Stein), que des textes non théâtraux connaissent des aventures scéniques, comme actuellement Cap au pire (1991) qu’interprète Denis Lavant, et sans parler d’Oh les beaux jours.

Mais il est vrai que les dramaticules, mot inventé par Beckett pour désigner ces pièces de quelques pages et de peu de choses, sont peu montés. Meyssat y revient. La première fois, c’était à la fin des années 90. L’ordre d’entrée en scène a changé et Meyssat a beaucoup évolué tout en restant lui-même comme Beckett, ne baissant pas la garde, jamais, à la tête de sa compagnie le Théâtre du Shaman, depuis 1981.

A hauteur d’homme

Les indications de Beckett sont on ne peut plus précises pour Quoi où (texte publié dans la dernière édition de Catastrophe et autres dramaticules ; il ne figurait pas dans la première édition) comme pour tous les dramaticules. Aire de jeu : « rectangle de 3m x 2m ». Eclairage de l’aire : « faiblement éclairé, entouré d’ombre ». Personnages, soit Bam, Bem, Bim et Bom : « aussi semblables que possible. Même longue robe grise. Mêmes cheveux longs gris. » La voix de Bam nous arrive via un « petit porte-voix à hauteur d’homme ».

Excepté ce dernier point légèrement modifié (le porte-voix n’est pas vraiment petit, le choix de sa forme, non précisé par Beckett, est rectangulaire et il est disposé un peu en hauteur), Bruno Meyssat et ses interprètes (citons-les tous : Philippe Cousin, Elisabeth Doll, Frédéric Leidgens, Julie Moreau, Stéphane Piveteau) suivent à la lettre les didascalies qui sont celles d’un auteur-metteur en scène : la voix off, les déplacements (précisés à l’aide d’un schéma) ; les brefs dialogues de peu de mots entre Bam et Bom, puis entre Bam et Bim puis entre Bam et Bem ; la position des têtes : basse ou haute.

Des répliques reviennent, « le temps passe », les saisons passent (un mot suffit), du printemps à l’hiver. Il est question d’une personne que l’on torture pour qu’elle avoue quelque chose. Bom, Bim et Bem échouent ou mentent, ils sont à leur tour torturés. Catastrophe, le dramaticule qui donne son titre au recueil, est dédié à Vaclav Havel qui était alors emprisonné dans son pays, à Prague, alors sous le joug de Moscou. C’est dense, oppressant. C’est là devant nous, comme éveillé dans sa nuit.

Dans le spectacle de Meyssat, Quoi où précède un texte qui lui est antérieur, Pas. Une voix off encore qui vient cette fois du fond de la scène, des cheveux gris encore mais « en désordre » assortis à un « peignoir gris dépenaillé » ; un éclairage « faible, froid » ; une aire de jeu réduite à une bande d’un mètre à l’avant-scène d’une longueur de « neuf pas » où effectuer le mouvement de « va-et-vient » des pas.

« Tout ça (Un temps). Tout ça. »

Deux bribes se succèdent dans Pas en se répondant comme le « faible » son des cloches d’un bout à l’autre, en s’enlaçant : May qui dialogue avec sa mère insomniaque en voix off et qui s’immobilise de face pour nous raconter Amy (anagramme de son nom May, prénom même de la mère de Beckett) dialoguant avec sa mère madame Winter (hiver) où reviennent çà et là les mêmes mots : « Oui, mère. (Un temps). N’auras-tu jamais fini ? (Un temps). N’auras-tu jamais fini de ressasser tout ça ? (Un temps). Ça ? (Un temps). Tout ça (Un temps). Dans ta pauvre tête. (Un temps). Tout ça. (Un temps). Tout ça. » Quelques lignes désossées de toute parure qui valent tant de pièces engluées dans le bavardage. Vers la fin : « Un temps. L’éclairage s’éteint lentement sauf R. » R, c’est « un mince rai vertical » de « 3 mètres de haut », un rai de lumière. Meyssat fait de cette verticalité un étalon : une planche, une toise, un mât de fête foraine d’autrefois occupent le fond de la scène jamais nettement éclairé.

Impromptu d’Ohio met en scène autour d’une « table ordinaire en bois blanc » et de deux chaises idoines, deux êtres aux allures similaires : « Long manteau noir. Longs cheveux blancs » et « Tête penchée appuyée sur la main droite ». L’un lit, l’autre écoute et à plusieurs reprises frappe la table de sa main gauche. Une histoire lue. Qui finit par rattraper le lecteur et l’entendeur. Dans la mise en scène de Meyssat, c’est le moment où les acteurs apparaissent chacun comme une chambre d’échos. Et ainsi de suite.

A la sortie du théâtre, en attendant le taxi, je revoyais comme en rêve Nacht und Träume, le film réalisé par Beckett en 1982 pour une télévision allemande et que l’on a pu revoir il y a quelques temps lors d’une exposition Beckett au Centre Pompidou où il était projeté en boucle. Le script, quatre courtes pages, est publié dans Quad et autres pièces pour la télévision suivi du texte de Gilles Deleuze L’Epuisé. « Epuise-t-il le possible parce qu’il est lui-même épuisé ou est-il épuisé parce qu’il a épuisé le possible, et inversement ? Il s’épuise en épuisant le possible et inversement », écrit Deleuze. Les dramaticules cernent cette ritournelle. Juste le temps les éclaire (faiblement, comme dit Beckett) en creusant leur nuit, jusqu’à l’orée de Nacht und Träume où l’épuisement des mots est à son comble. Mon taxi vient d’arriver, je vous quitte.

MC2 Grenoble, mar et ven 19h30, mer, jeu, sam 20h30, jusqu’au 25 novembre.

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