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Billet de blog 20 mai 2015

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Brecht, poète des photos de guerre découpées dans la presse

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Illustration 1

L’ABC  de la guerre rassemble un peu moins d’une centaine de photogrammes ou plus exactement de photo-épigrammes composés par Bertolt Brecht, un régal associant l’acuité du regard et la force de la poésie concentrée en quatre vers. Le dit en raccourci « photogramme » est un couple image/texte. L’image n’illustre pas un texte comme trop souvent dans les journaux, mais c’est bel et bien le texte qui accompagne, commente et interprète avec les armes de la poésie la photographie que Brecht a découpée au gré de son exil, dans Life ou des revues ou journaux, suédois pour la plupart. Toutes les photos traitent de la guerre, en Europe et ailleurs, depuis 1936 (Espagne) jusqu’à 1945, dans un ordre qui n’est pas toujours chronologique.

« Réchauffez-les, ils sont de glace »

Reprenant une tradition populaire allemande des ABC, les textes sont des quatrains, « quatre vers à quatre temps forts rimés deux par deux », précise le traducteur, présentés sous l’image et sur fond noir page de droite tandis que l’excellente traduction française figure en page de gauche, une traduction et des commentaires signés par l’indispensable Philippe Ivernel.

Le lecteur peut procéder par ordre ou bien picorer au hasard comme on le fait avec un dictionnaire pour découvrir des mots ou encore procéder par associations, ce que les choix de Brecht suggèrent. Soit deux photos que Brecht découpe dans Life. La première publiée le 22 février 1943 (ci-dessus), montre des soldats allemands, la vareuse boutonnée, le visage emmitouflé, les yeux fermés, dormant debout, pris dans le froid russe, à la dérive. Quatrain de Brecht : « Regardez nos fils sourds et maculés de sang / Déliés ici de leurs tanks gelés sur place : / Ah, même le loup a besoin, montrant les dents, / D’un trou où se glisser ! Réchauffez-les, ils sont de glace. »

La seconde photo (ci-dessous) est un montage de neuf photos ayant le même sujet : un soldat américain allongé, souvent dans une tranchée, avec son casque. Il dort, il n’a pas deux trous rouges au côté droit, il dort mais il est comme mort. Brecht : « Ces hommes que vous voyez boueux, gisant / Comme dans la tombe déjà, hélas, ne font / Que dormir sans être morts pour de bon. / S’ils ne dormaient pas, ils ne veilleraient pas cependant. »

Illustration 2
© Georges Silk

Dans ses Journaux, Brecht insère souvent des documents découpés dans les journaux, certains débouchent sur des photo-épigrammes, mais le projet de L’ABC de la guerre existe en soi, Brecht et sa très proche collaboratrice Ruth Berlau le composent à partir de la fin 1944. Après la guerre, habitant la partie Est de Berlin, en 1950, Brecht se voit refuser la publication de son ABC par les autorités de la RDA. On lui reproche une « tendance pacifiste » et une façon de voir la « guerre en soi », ce qui n’est pas toujours faux mais va à l’encontre de la guerre forcément héroïque et patriotique telle que la dicte la voie officielle venue de Moscou (c’est à nouveau le cas aujourd’hui, en plus massif et en plus obtus, avec Poutine). Un photogramme est en particulier visé par les autorités, celui montrant côte à côte (en associant deux clichés parus dans la presse américaine) deux visages de soldat, à gauche un fantassin allemand, à droite un fantassin russe. En-dessous, ce poème de Brecht, sobre et simple, fable implacable : « Un couple de frères qui allaient dans leur blindé / pour se disputer mutuellement leur terre ! / Personne envers l’éléphant n’a plus grande cruauté / Que l’éléphant dressé, son frère. »

« ...d’où vint la chose immonde »

Brecht reprend sa copie (mais tient bon sur l’éléphant), remanie l’ordre, supprime certains photogrammes et l’ouvrage finit par paraître en RDA à l’automne 1955. L’édition française reprend une quinzaine de planches écartées.

Illustration 3
© dr

Un portrait de Hermann Göring, de profil, bras croisés (journal américain, 1944) et aussitôt Brecht en fait un personnage que l’on croirait sorti d’une de ses pièces : « Je suis le clown-boucher de cette baraque / L’Hermann de fer, le catcheur populaire / Maréchal du Reich, flic et roi de l’arnaque / Tu me donnes la main ? Compte tes doigts, mon cher. ». Les victimes, elles, suscitent la compassion du poète. Une femme accroupie regarde, bouche ouverte, son enfant mort, victime d’un bombardement de l’armée japonaise sur le base britannique de Singapour : « Ô double chœur des lamentations, ô voix / des victimes et des bourreaux à la corvée ! / Le fils du ciel a besoin de Singapour, sachez, / Mais, femme, de ton fils personne n’a besoin que toi. »

Ainsi apprend-t-on la guerre comme on apprend l’alphabet. Un photogramme montre Hitler debout, haranguant la foule. Le poème qui l’accompagne fait le lien avec la célèbre réplique d’Arturo Ui (pièce écrite en 1941), laquelle, par les temps qui courent, ne manque pas d’échos :

« Ca là, c’est ce qui faillit un jour régir le monde. / Les peuples s’en rendirent maîtres. Cependant / Je voudrais que vous ne triomphiez pas sur-le-champ : / Le ventre est encore fécond, d’où vint la chose immonde. »

Bertolt Brecht, L’ABC de la guerre, L’Arche, 208 p., 23 euros.

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