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Pendant la longue tournée du Malade imaginaire avec sa compagnie La roulotte, pour occuper les actrices et les acteurs les molles après-midis avant la représentation du soir, Jean-Luc Lagarce eut l’idée de leur écrire une pièce. Onze personnages chez Molière , onze personnages dans la pièce que Lagarce a très vite titrée Nous, les héros. Nous les actrices, les acteurs, les auteurs, nous la famille théâtre. La pièce raconte l’errance d’ une troupe de théâtre ambulant à travers une Europe menacée la guerre. Les héros, ce sont eux, toute cette troupe composite qui exerce son art de bourgade en bourgade, de ville en ville, de l’intendante au couple fondateur, une même errance.
L’idée était de jouer un jour Le Malade et le lendemain Nous, les héros. Mais cela ne se fit pas. D’une part l’acteur jouant le père ne souhaitait pas en être, alors Lagarce écrivait une nouvelle version de Nous, les héros sans le père. Cependant, cela ne fut pas suffisant, car si les directeurs de théâtre partout en France se pressaient pour programmer la pièce de Molière dans la magnifique et inventive mise en scène de Lagarce, ils n’étaient pas près à se lancer dans la production d’une pièce signée Jean-Luc Lagarce, peu reconnu alors comme auteur. Le projet se ratatina.
Paradoxe de sa courte vie : de son vivant, Lagarce fut reconnu comme un grand metteur en scène, mais il faudra attendre un certain nombre d’années après sa mort pour qu’il soit reconnu comme un grand auteur. Aujourd’hui, ses pièces se jouent dans le monde entier, le phrasé lagarcien fait florès.
L’autre soir, au Théâtre des Bouffes du Nord, après la première de Nous, les héros, version avec le père dans une mise en scène de Clément Hervieu-Léger, François Berreur et Olivier Py se souvenaient de tout cela. Ils étaient tous les deux dans la distribution du Malade imaginaire et donc dans celle de Nous, les héros. Berreur devait jouer Karl, le fils, celui qui doit hériter du théâtre ambulant de ses parents, Py devait jouer Raban, celui qui doit se fiancer ce soir là avec Joséphine, la sœur aînée de Karl qui a aussi une petite sœur Eduardowa.
Plus tard, après la mort de Jean-Luc, Olivier Py devait créer Nous, les héros en 1997 avec une tout autre distribution. Depuis, la pièce a été montée ici et là, surtout dans la version sans le père, mais somme toute assez peu. Je me souviens d’une belle version vue naguère à Samara en Russie avec une distribution française et dans une mise en scène de François Rancillac, qui fut l’un des premiers à monter du Lagarce.
Si Nous, les héros (dans l’une ou l’autre des versions) est une pièce moins souvent montée que Juste la fin du monde, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, Music hall ou Derniers remords avant l’oubli, c’est en partie parce que la pièce nécessite un nombre d’acteurs et d’actrices important, en ces temps de disette ce n’est pas un détail, mais c’est aussi et peut-être surtout, parce que la pièce, non structurée en scènes, peut dérouter. Tout se passe un soir après une représentation, dans les coulisses de « ce qui sert de théâtre dans cette ville là, une salle du comité des fêtes ». Les personnages sortent de scène, et restent là dans un lieu indéfini. Tout se passe dans une sorte de va et vient des personnages avec, ça et là, des nœuds narratifs sans qu’il y ait cependant un histoire narrative très déterminée. On apprend simplement que, ce soir-là, on doit célébrer des fiançailles et que plusieurs songent, plus ou moins, à quitter la troupe du théâtre ambulant. Du moins en parlent-ils. Une telle écriture polysémique peut dérouter celui ou celle qui met en scène, ce n’est pas le cas de Clément Hervieu-Léger qui, au contraire, s’en délecte, ose la version, plus complexe, celle « avec le père ». De plus l’agencement du théâtre des Bouffes du Nord où la scène et les coulisses viennent mourir au pied du public, convient à merveille au lieu flottant de la pièce.
Comme il a aimé à le faire plusieurs fois dans le passé, Lagarce est allé cogner à la porte de son ami Kafka, en particulier son Journal. C'est là qu’il a croisée Raban, monsieur et madame Tschissik, acteurs dans une troupe ambulante de théâtre yiddish (Kafka semble avoir un faible pour l’actrice qu’est madame Tschissik). Lagarce en fait des personnages pivots de sa pièce, et c’est aussi dans le journal de Kafka que Lagarce croise le nom d’une danseuse russe nommée Eduardowa.
Clément Hervieu-Léger monte intégralement Nous, les héros dans la version avec le père. Il y a donc le père (Daniel San Pedro), la mère (Judith Henry), leur fils Karl (Olivier Debbasch), leur fille cadette Edouardova (Juliette Léger), leur fille aînée Joséphine (Aymeline Alix) qui doit se fiancer le soir même avec Raban (Thomas Gendronneau) un acteur de la troupe qui compte aussi le couple d’acteurs que forment monsieur et madame Tschissik (Elsa Lepoivre et Vincent Dissez), Max (Guillaume Ravoire) l’ami de Raban, le grand-père de la famille (Jean-Noël Brouté) et l’intendante de la troupe dite mademoiselle (Clémence Boué).
Tous ces personnages sont des amoureux de leur art, du théâtre, cependant tous sont frustrés de ne pas jouer dans des grands théâtres. « Une baraque à frites avec de la résonance » peste Max en sortant de scène. Madame Tschissik, elle, s’en prend au public « Provinciaux ! Provinciaux et rien d’autre: Et Prussiens encore, provinciaux prussiens et sans goût et sans amour et sans intelligence ». La mère et le père, chefs de la troupe, essaient de positiver. On s’en prend aux plus faibles comme Joséphine, « Elle n’est pas comique. Elle est risible » poursuit Madame Tschissik. Etc. Rares sont les pièces qui pénètrent si profondément dans ce qu’est la vie d’une troupe, avec ses hauts, ses bas, ses bassesses, ses rages, ses frustrations et par dessus tout, sa foi indéfectible dans la force du théâtre et de l’amour du jeu.
Lagarce situe, habillement, sa pièce dans une Europe de l’avant-guerre en pleine décomposition. Hervieu-Léger, maladroitement, la décale dans un temps plus proche de nous (objets, choix musicaux), un choix qui va à l’encontre du texte. La pièce n’a pas besoin d’une actualisation pour faire le rapprochement entre le temps de sa narration et aujourd’hui où l’Europe, comme hier, est en danger de déliquescence. Quant à l’égo tourmenté des gens de théâtre, il est sans âge. Chaque spectateur peut partager, à sa manière, l’inquiétude des personnages. Et il y a des répliques qui, en 2025, prennent un sens tragi-comique involontaire comme celle-ci venant du grand-père : « Nous, lorsque nous étions jeunes et que nous voulions fuir les parents, c’était en Russie que nous voulions aller ». L’époque est trouble, la troupe va mal, l’Europe ne se porte pas très bien, Max veut quitter la troupe, Karl annonce à sa mère qu’au petit matin il sera parti… La troupe tremble comme le monde qui l’entoure.
Madame Tschissik : « La Guerre sera rapide et brutale, et si violente qu’on ne la verra presque pas. Nous mourrons dès les premières semaines, engloutis dès le début ou nous n'en entendrons jamais que la lointaine rumeur ». Elle et son mari resterons-ils dans la troupe, partiront-ils ? La pièce s’achève dans son inachèvement.
Toutes les actrices, tous les acteurs, bien dirigés, sont attachants comme jamais. Une mention particulière à Elsa Lepoivre et Vincent Dissez, madame et monsieur Tschissik. Ils ont débuté côte à côte il y plus d’un quart de siècle, leurs chemins se sont séparés, ils n’avaient encore jamais joué ensemble. Les voici réunis, grâce soit rendue à Clément Hervieu-Léger. Ils irradient, complices, complémentaires. Le couple qu’ils forment est inoubliable.
Théâtre des Bouffes du Nord jusqu’ au 1er novembre, du mar au sam à 20h , mâtinée le sam à 15h.
Les deux version de « Nous les héros », celle avec et celle sans le père sont publiées dans le tome IV du Théâtre complet de Jean-Luc Lagarce aux Editions les Solitaires intempestifs