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Billet de blog 20 novembre 2016

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Le Théâtre du Soleil parle du monde et se raconte dans « Une chambre en Inde »

Théâtre voyageur, le Théâtre du Soleil a séjourné dans le sud de l’Inde où Ariane Mnouchkine avait découvert le Theru Koothu, une forme de théâtre populaire tamoul du Tamil Nadu. C’était juste après les attentats de novembre 2015. Alors tout a été chamboulé...

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Illustration 1
Omid Rawendah et Judit Jancsó, Une chambre en Inde, Théâtre du Soleil, Cartoucherie 2016 © Michèle Laurent

Le Théâtre du Soleil, comme le nom l’indique, se lève à l’est. Celui lointain de l’Inde, de la Chine, du Cambodge, du Japon, ces pays où les arts de la scène toujours hauts en costumes, souvent masqués, dansés, chantés, se perpétuent depuis les siècles. Les spectacles du Soleil vont souvent en voyage dans ces pays, ils en reviennent avec des histoires, des techniques, des maîtres, des amis, des tas de nourritures terrestres ou spirituelles. Puis ils se promènent à travers le monde entier d’où viennent ses actrices, ses acteurs, il n’y a pas plus bigarrée, plus cosmopolite que cette troupe-là. Certains acteurs viennent d’un Est plus proche et plus tourmentée, des pays comme l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie...

Un temps d'hésitation

Ariane Mnouchkine et une dizaine de comédiens de la troupe (le cercle rapproché des fidèles) sont partis pour Pondichéry, fin décembre 2015, début janvier 2016, pour une nouvelle étape de l’École Nomade que Le Soleil promène à travers le monde (Santiago du Chili, Färo, Oxford) et dont les séjours en Afghanistan furent les prémices. Puis tout le Soleil (et pas seulement les autres acteurs, mais aussi la technique, l’administration, etc.) a rejoint le premier noyau à Pondichéry pour travailler au prochain spectacle qui était encore dans les limbes.

C’était peu après les attentats de novembre 2015, et sans en faire part à la troupe, Ariane Mnouchkine dit aujourd’hui avoir hésiter à partir. Non par peur, ce n’est pas le genre de la maison, mais était-ce le moment ? Et pour faire quoi ? Qu’est-ce qu’on pouvait faire après ça ? Fallait-il ajouter une pièce tragique à la tragédie humaine ? Elle dit avoir été « tétanisée » par les attentats. Cependant, elle n’a fait part de cette hésitation à personne ou à presque personne. Elle est partie, tous l’ont suivie. Cette hésitation, ce doute fondent le nouveau spectacle Une chambre en Inde et sa fiction qui ne pouvait prendre corps qu’au sein du théâtre (mon beau miroir). Dans son sac à malice, le théâtre, depuis la plus haute antiquité, possède une arme, un vieux tromblon increvable, efficace en toutes circonstances, fussent-elles les plus sordides : le rire. C’est le fondement de la Commedia dell’Arte et de sa version iranienne le Siâh Bazi (Ariane Mnouchkine avait invité la troupe du grand Saadi Afshaâr, peu après la fermeture de leur théâtre). Le rire pour éponger les larmes, fortifier la colère, maintenir à tout le moins la vigilance, quelque braise d’espoir et d’abord conjurer la peur, le repli sur soi.

Le Soleil a trouvé en Inde du sud un partenaire de choix : le Theru Koothu. Lors d’un précédent voyage, Ariane Mnouchkine avait découvert cette forme de théâtre populaire tamoul dans l’état du Tamil Nadu. Un théâtre endiablé mais précis, aux costumes luxuriants, aux masques impressionnant, avec un meneur de jeu appelé le Kattiyakaran, une forme mêlant danses, récits et chants. Le Theru Koothu se donne dans les villages des nuits entières, racontant des épisodes du Mahâbhârata et du Ramayana, ces grandes épopées indiennes mais pas seulement. Diverses troupes familiales perpétuent le Theru Koothu au Tamil Nadu (c’est aussi le cas pour un autre genre, le théâtre Surabhi, dans un autre état de l’Inde du sud). Le Theru Koothu du village de Purisai, à 120 kilomètres de Chennai, est pratiqué par une même famille depuis cinq générations et Monsieur Sambandan Kannappa en est le directeur. La troupe du Soleil a travaillé avec cette troupe du Theru Koothu là-bas et le travail s’est poursuivi de longs mois à la Cartoucherie.

Le Theru Koothu pour tous

Comment faire partager cette découverte du Theru Koothu ? Faire comment si de rien n’était ? Comment, à Pondichéry, oublier Paris, Daech et tout ce qui s’ensuit ? Fallait-il jouer un Shakespeare avec les habits, les rythmes du Theru Koothu ? Toute sa troupe réunie autour d’elle, le premier jour du séjour à Pondichéry, Ariane Mnouchine fit part aux acteurs d’un épisode de la vie du jeune Orwell alors qu’il était officier de la police coloniale britannique en Birmanie et des confidences que lui fit un condamné à mort sur sa tribu dont la vie était fondée sur « le noble bonheur ». Une béquille pour retrouver la marche : il n’en reste rien dans le spectacle qui va se recentrer autour d’une situation métaphorique de celle du Soleil à Pondichéry et de la rencontre avec le Theru Koothu.

A Pondichéry, le directeur français d’une troupe de théâtre, un certain Constantin Lear (prénom d'un héros tchékhovien et nom d'un héros  shakespearien), ayant appris les nouvelles terribles qui viennent d’ensanglanter Paris devient comme fou, il abandonne la troupe et file en France avec son administratrice, Astrid. Il laisse son assistante Cordelia (référence à la même pièce de Shakespeare, le rôle est tenue par Hélène Cinque, pilier du Soleil) décider du sujet du spectacle. Qu’elle se debrouille avec son imagination, avec la troupe, l’administration indienne, qu’elle se dépatouille avec les prédictions glauques de Cassandre, fidèle à la légende attachée à son nom (Shaghayegh Beheshti, autre pilier). Cordelia est affolée, angoissée, en plus elle est sujette à une sévère turista qui la fait aller sans cesse aux toilettes. Quand elle n’est pas sur la tinette, elle est au lit, sous les draps où des cauchemars, des visions la rattrapent et tout se mêle sur le plateau. Presque quatre heures durant on ne sort pas de sa vaste chambre où, entrant par les fenêtres et les portes, le monde entier va s’inviter.

On cherche une intrigue, il n’y en a pas, on le comprend assez vite après un moment de flottement. Et on se laisse embarquer dans cette dramaturgie distributive initiée par le modèle de Shéhérazade qui organise le fouillis des improvisations et tout s’enchaîne à un rythme soutenu. On sait l’art du Soleil, fort de sa troupe nombreuse, pour évacuer un décor et en installer un autre en un clin d’œil, le changement de scène étant souvent marqué par une sonnerie de téléphone : la satanée Ingrid qui téléphone de Paris pour donner et prendre des nouvelles.

De Cordelia à Krishna

C’est un festival de saynètes. Les affres du responsable de l’Alliance française à Pondichéry, la police indienne férue de règlements sous l’autorité du lieutenant de police Ganesh-Ganesh (tous les noms des personnages sont des gags), le maharajah Ravi Lookatmepur (joué avec délice par un autre pilier de la troupe, Maurice Durozier) et son rickshaw, un mafieux indien, un proxénète, des servantes et des serviteurs en veux-tu en voilà encore. Et puis il y a les songes qui visitent nuitamment Cordelia : Shakespeare et son page, Tchekhov flanqué de ses trois sœurs (celles de sa pièce) qui vient prendre le pouls de Cordelia et lui dit que Stanislavski n’a rien compris à ses pièces qui sont des comédies et non des drames, Gandhi passe aussi la porte, tout comme Krishna, de même que des singes (voleurs de nourriture) si présents en Inde entrent par les fenêtres. Séquence saisissante : celle d’une troupe de théâtre d’Alep filmée dans les souterrains, répétant pendant les bombardements, texte en main dans un entrelacs de goulots dont le dernier débouche par une trappe dans... la chambre de Cordelia.

Illustration 2
Les Talibans: Vijayan Panikkaveettil, Shafiq Kohi, Samir Abdul Jabbar Saed, Ghulam Reza Rajabi, Duccio Bellugi-Vannuccini, répétitions Une chambre en Inde © Michèle Laurent

Les saynètes les plus terribles sont les plus drôles. Les sept (mercenaires, nains) talibans kamikazes qui au moment d’aller se faire exploser négocient âprement le nombre de vierges qui leur sera accordée au paradis. Le tournage dans le désert d’une exécution par Daech d’un être recouvert de noir, mais la langue de celui qui est chargé de tenir le discours fourche, il dit le contraire de ce qui est convenu, il faut refaire la prise, encore et encore, il finira par prendre la place de l’otage. On rit aux larmes devant cette séquence extrême et, disons-le, gonflée. Sans le dire, le Soleil rend hommage à sa manière aux rires et à l’impertinence assassinés des morts de Charlie Hebdo. C’est un jeu de massacre planétaire où sont en bonne place le sort fait aux femmes en Arabie Saoudite (ce pays ami du gouvernement français et de ses marchands d’armes), la pollution des nappes phréatiques, le réchauffement climatique, etc. Faute de mieux, désarmés que nous sommes mais non défaitistes, militants de la dignité humaine, rassemblons-nous et rions ensemble de toutes ces catastrophes, nous dit le Soleil.

L'émir Charlot

Et puis, traversant tout cela en plusieurs séquences (interrompues par la sonnerie du téléphone), voici « le viol de Draupadi », infortunée épouse des cinq frères Pandavas, épisode du « Mahabharata », raconté, dansé, chanté, joué par la famille qui perpétue le Theru Koothu. Une merveille. Or ces acteurs, ces musiciens que l’on jurerait venus de là-bas, ce sont ceux du Soleil. Eblouissant et bluffant. Draupadi est interprétée par Judit Jancso en alternance avec Shaghayegh Beheshti, le roi Duryodhana par Duccio Bellugi – Vannuccini en alternance avec Seear Kohi, etc.

Séquence finale : un émir marchant en se balançant d’un pied sur l’autre comme Charlot (sans sa canne mais avec sa petite moustache) vient au micro et nous parle. Ses lèvres épousent la voix off du discours en anglais du film de Chaplin, Le Dictateur : « Nous voulons donner le bonheur à notre prochain, pas lui donner le malheur. Nous ne voulons pas haïr ni humilier personne. Chacun de nous a sa place et notre terre est bien assez riche, elle peut nourrir tous les êtres humains. Nous pouvons tous avoir une vie belle et libre mais nous l'avons oublié. »

L’enchantement avait commencé dans la nuit d’une fin d’après-midi d’automne, lorsqu’on découvre au loin, derrière les arbres de la Cartoucherie, la façade du Théâtre du Soleil tapissée de petites ampoules lumineuses. Devant l’entrée, état d’urgence oblige, les agents de sécurité nous attendent, mais le ton est donné : ce sont des membres du « Grand bazar police security Brigade » en habits de policiers indiens. Devant la porte étroite donnant sur le hall immense indianisé des murs aux effluves des cuisines, Ariane Mnouchkine, seule, déchire les billets. Comme souvent. Elle se tient là, inquiète peut-être mais nullement indécise, à l’entrée de la nouvelle « création collective du Théâtre du Soleil », « dirigée par Ariane Mnouchkine » laquelle signe là, entourée de tous, son spectacle le plus personnel.

Une chambre en Inde, Théâtre du Soleil à la Cartoucherie, du mercredi au vendredi à 19h30, samedi à 16h, dimanche à 13h30. Durée 3h50.

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