jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

1375 Billets

0 Édition

Billet de blog 21 janvier 2024

jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

Valérie Dréville et les deux A.V.

Ni autoportrait, ni confession, dans « L’art du débutant », l’actrice Valérie Dréville nous entraîne loin dans le processus de travail de ses deux maîtres aux semblables initiales, Antoine Vitez d’abord, puis, plus durablement, Anatoli Vassiliev

jean-pierre thibaudat (avatar)

jean-pierre thibaudat

journaliste, écrivain, conseiller artistique

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Valérie Dréville dans "Mdée-Matériau" © Jean-Louis Fernandez

Vous ne saurez rien d’elle. De sa vie, de ses amis, de ses amours. Vous ne saurez pas si elle se promène avec un chien qui ne la quitte pas et garde la loge quand elle est en scène, vous ne saurez pas si elle apprend vite, si elle est superstitieuse, si elle a peur du vert, des chats noirs croisés le soir sur un plateau. Vous ne saurez rien ou si peu de sa magnifique carrière, allez plutôt voir pour cela sa fiche Wikipédia. Au détour d’une phrase vous apprendrez incidemment qu’elle a eu un enfant, vous ne saurez pas si dans sa loge elle dispose des grigris, affiche des photos fétiches. Non, rien de rien, vous ne saurez rien.

Mais de son cheminement intérieur d’actrice, du travail avec ce qu’elle nomme ses maîtres, de l’évolution progressive de son travail, de cela vous saurez tout, du moins tout ce qu’il est possible de mettre en mots, de formuler, comme aucune actrice française avant elle ne l’avait fait avec autant d’acuité, de précision et de réflexivité. C’est à la fois considérable et misérable (je veux dire que le mystère du jeu de l’actrice n’en sort pas déplumé), car l’informulable, ce meilleur ami de l’indicible , veille au grain.

Entrons donc dans L’art du débutant, titre pétri d’humilité, par égard à ces maîtres qui l’on accompagnée, modelée, propulsée, conseillée, orientée, ouverte à tous les vents intérieurs. Il y en a peu. Elle évoque Thomas Ostermeier (qui préface aussi le livre), Krystian Lupa et Claude Régy. Mais, logiquement, elle accorde plus de pages à ses deux grands maîtres, ses deux A.V., Antoine Vitez d’abord, puis, plus tard et plus longuement, Anatoli Vassiliev.

Son père, Jean Dréville était un cinéaste qui, au milieu des années 60, acheva sa carrière en allant réaliser des films en Union soviétique. Il lui rapportait des poupées russes, de la porcelaine, des jouets en bois, ces cadeaux (que Dréville a conservé) peuvent apparaître comme des signes annonciateurs.

Sa mère, Hélène Deschamps, était une actrice qui prenait des cours chez une femme d’origine russe Tania Balachova (voir revue UBU N° 64-65), laquelle forma une pléiade d’actrices et d’acteurs au rebours de tout savoir-faire traditionnel français, un enseignement qui « reposait sur le primat donné à l’acteur » disait d’elle Antoine Vitez (cité par Dréville), qui fut, comme beaucoup d’autres, son élève.

Quand Vitez prit la direction du théâtre de Chaillot en 1981, après ses années passées à Ivry, il créa en 1981 l’école de Chaillot. Valérie Dréville en fut l’une des élèves. « L’art de l’acteur était pour lui comme un art des augures : déchiffrer ce que fait l’acteur, consciemment ou non, et le lui renvoyer comme un miroir » écrit Dréville. Quand, sept ans plus tard, Vitez fut nommé à la tête de la Comédie- Française, elle le suivit. A la mort brutale de Vitez en 1990, elle resta. Deux ans plus tard, elle y rencontrait Anatoli Vassiliev venu à la Comédie-Française constituer la distribution du Bal masqué de Lermontov (traduit en vers par André Markowicz). Quelques années auparavant, Antoine Vitez lui avait parlé d’Anatoli Vassiliev et lui avait dit d’aller voir sa mise en scène venue à Paris de Six personnages en quête d’auteur de Pirandello. Elle n’avait pas trouvé de place.

D’un A. V. l’autre, elle remarque que les deux hommes partagent les mêmes initiales. Anatoli Vassiliev la distribue dans Le bal masqué auprès, entre autres, de Jean-Luc Boutté et l’invite à assister à un stage qu’il donne à Bruxelles. « Ce fut un choc. Une collusion entre ce que j’avais appris jusque-là et quelque chose d’entièrement nouveau, impensé. Je ne comprenais rien. Ni la langue ; ni la terminologie théâtrale ».

La part la plus essentielle de son livre L’art du débutant, consiste à nous accompagner dans cette langue, cette terminologie ( le « processus », « l’action ») venue de Russie et réinterprétée par Anatoli. La vie, le jeu de Dréville vont être transformés par tout ce que Vassiliev va lui apporter lors du Bal masqué puis lors des séjours, de plus en plus fréquents et longs, qu’elle effectue à Moscou dans l’école d’art dramatique de Vassiliev, rue Povarskaia, une école fondée et dirigée par cet homme qui avait été l’élève de Maria Knebel, elle-même élève de Stanislavski.

Alors, de page en page, guidé par l’actrice, on entre dans « l’étude des mouvements intérieurs » et tout ce qui s’en suit. « Dans l’école russe, explique Valérie Dréville, il ne s’agit pas d’un personnage de théâtre que l’acteur poursuit mais d’une personne réelle. Cela change tout. L’école met en évidence le comportement de l’acteur face à son rôle mais aussi face à lui-même et l’engage ainsi à se demander qui il est. ». Le livre avance en profondeur dans ces courts-circuits inouïs, tel celui qui relie en elle Dońa Sept-Epées du Soulier de Satin dans la mise en scène de Vitez ( l’actrice entrait sur la scène de la Cour d’honneur du Palais des papes au petit matin) et Nina de La mouette travaillée avec Vassiliev, de très belles pages que l’on ne saurait résumer.

Bien sûr, Valérie Dréville s’attarde sur Médée-Matériau de Heiner Muller qu’elle crée sous la direction de Vassiliev dans le studio 1 de la rue Povarskaia avant Paris, travail qui était au centre de son premier livre Face à Médée, dans la même collection et chez le même éditeur que L’art du débutant. « Une expérience très puissante, écrit-elle. Avec le recul, je peux dire qu’il y a a eu, dans mon développement d’actrice un avant et un après Médée. ». Nous en sommes au mitan du livre. « Le travail continue. Je suis désormais plus autonome, j’ai davantage d’outils pour aborder mes futurs rôles. J’ai un autre regard sur mon métier, plus mûr » poursuit-elle.

Elle évoque alors Ostermeier et son « storytelling », Krystian Lupa et son « monologue intérieur ». Elle retrouve Vassiliev en France pour Le récit d’un homme ridicule de Tchekhov, avec Stanislas Nordey (alors directeur du TNS) et l’acteur Sava Lolov. C’est l’occasion pour Dréville de rendre hommage à Natalia Isaeva qui fut une collaboratrice et une traductrice hors norme auprès de Vassiliev.

Anatoli a une façon sans pareil de parler de Tchekhov qu’il met en scène pour la première fois. Dréville le cite (sans doute une phrase qu’elle s’est empressée de noter dans un carnet) : « Tchekhov avait peur de la censure, alors il pratiquait l’autocensure. Chez l’écrivain, beaucoup de choses passent par l’allusion, le non-dit, c’est pourquoi, après la lecture du récit, si vous ressentez un peu de brouillard, c’est tout à fait normal. Nous n’allons par rendre ça plus clair dans le jeu, ce ne serait pas juste pour Tchekhov ». Valérie Dréville décrit, pas à pas, le travail avec ses partenaires, Sava et Stan, sous le regard de Vassiliev et le sourire de Natalia, elle nous plonge comme en apnée au cœur du processus théâtral, de l’étude qui relie les uns aux autres. On aura rarement aussi précisément décrit de l’intérieur le tâtonnement fécond du travail théâtral, et particulièrement celui de Vassiliev avec ses actrices et ses acteurs. Merci Valérie.

Valérie Dréville, L’art du débutant, sous-titré le travail de l’actrice sur elle-même, collection Le temps du Théâtre, Éditions Actes Sud, 160p, 20€. Dans la même collection, son premier livre Face à Médée.

.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.