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Il est des soirs où l’on n’a pas envie qu’un spectacle en impose, qu’il fasse le beau ou le mariole ou les pieds au mur, qu’il hurle pour rien ou ricane de tout, étale son savoir-faire en nous prenant pour une tartine en mal de beurre, ou bien encore nous somme d’obtempérer sans attendre à telle ou telle injonction. Il est des soirs où l’on a simplement envie qu’un spectacle nous prenne par la main sans même la toucher, nous invite dans sa ronde, s’offre tranquillement en partage, caresse notre regard par petites touches et, pas à pas, nous entraîne dans ses méandres. C’était un soir comme cela et Conjurer la peur était le spectacle que j’attendais.
Un bon gouvernement communal
Gaëlle Bourges, au début, assise à une table entourée de trois compagnes et de cinq compagnons, raconte avoir repéré un livre portant le titre Conjurer la peur sur une étagère amie. Elle a sans doute été intriguée aussi par le détail d’une fresque qui figure sur la couverture : deux soldats casqués se tiennent serrés l’un contre l’autre, ils semblent inquiets, préoccupés. Gaëlle Bourges emprunte le livre et s’empresse de le lire.
C’est un ouvrage de Patrick Boucheron paru au Seuil en 2013 et désormais disponible en poche (collection Points Histoire). Sous-titré « Essai sur la force politiques des images, Sienne 1338 », il explore la vaste fresque peinte par Ambrogio Lorenzetti et dite « la fresque du bon gouvernement » (mais aussi du mauvais) dont bien des détails ont été souvent repris pour servir de couverture à quantité d’ouvrages. Le peintre y présente « un programme politique, écrit Boucheron. Un programme d’une audace stupéfiante, puisqu’il proclame ceci qui est, ou devrait être, le chiffre de toute république : si ce gouvernement est bon, ce n’est ni parce qu’il est inspiré par une lumière divine ni parce qu’il s’incarne dans des hommes de qualité ; ce n’est pas même parce qu’il bénéficie d’une légitimité plus solide ou de justifications plus savantes ; c’est simplement parce qu’il produit des effets bénéfiques sur chacun, concrets, tangibles, ici et maintenant – que tout le monde peut voir, dont tout le monde bénéficie et qui sont comme immanents à l’ordre urbain ».
On y voit la Guerre et la Paix face à face, mais aussi la Foi, l’Espérance et la Charité, et bien d’autres choses comme les allégories de la Justice et de la Prudence ou celles de la Magnanimité et de la Tempérance, ou encore la figure de Timor (la peur). Et à côté de cela, des scènes on ne peut plus réalistes ou faussement réalistes et d’autres fantastiques, des paysans, des soldats. Et puis il y a toutes ces « écritures peintes » sur lesquelles Boucheron s’attarde longuement, œuvres d’un poète inconnu mais qui a lu Dante, des écritures souvent négligées par les précédents commentateurs – ils sont légion – de la fresque du peintre siennois.
La fresque des neuf
Gaëlle Bourges décide de se rendre à Sienne, et on entre avec elle dans le Palais communal, là même où le gouvernement des Neuf qui dirigeait la ville a passé commande de cette fresque alors que la commune est menacée par une forme de gouvernement plus personnel. Dix ans plus tard, une peste noire emportera tout. La fresque s’étend sur trois murs et Gaëlle Bourge nous décrit tout ce que l’on peut y voir, s’arrête sur des détails, reprend du champ, revient. Autour d’elle, ou avec elle, les neuf acteurs-danseurs (Matthias Bardoula, Gaëlle Bourges, Agnès Butet, Marianne Chargois, Camille Gerbeau, Guillaume Marie, Phlaurian Pettier, Alice Roland et Marco Villari) esquissent les différentes scènes et personnages, et quand il est question d’une écriture peinte, on déroule un rouleau de Sopalin que l’on casse net. C’est léger, vif, éclairant.
La voici maintenant en Avignon. Alors qu’elle s’apprête à donner, dans le cadre du Festival, A mon seul désir, extraordinaire commentaire et figuration des six panneaux de la tapisserie de la Licorne avec ses partenaires habituelles (Agnès Butel, Marianne Chargois et Alice Roland), elle participe à un « grand oral » où des artistes exposent leurs projets. Elle parle donc de Conjurer la peur, alors en gestation, à une assemblée de programmateurs qui baillent plus qu’ils ne l’écoutent. Son projet ne sera pas retenu, elle passe outre, on s’en réjouit. Et retourne à Sienne.
La ridda qui serpente
La visite se poursuit, mais Gaëlle Bourges s’en évade maintenant à plusieurs reprises, comme pour prendre l’air du temps présent, dérive, retrouvant par entrelacs le fil de sa démarche personnelle dont la « Conférence /Démonstration » de trois ex-professionnels du théâtre érotique (dont elle) Je baise les yeux fut comme le manifeste. L’ensemble trouve comme un point d’orgue autour de la ridda que l’on voit dans un des pans de la fresque. C’est une ronde non fermée qui « serpente et passe sous le pont que forment les mains jointes des deux derniers danseurs, si bien que certains reconnaissent dans la forme au sol qui sinue, le S de la ville de Sienne », écrit Boucheron. Une danse des neuf qui fait un peu penser à Bit, le dernier spectacle de Maguy Marin.
Les commentateurs de la fresque y ont souvent vu une danse de jeunes filles. Or, reprenant l’argumentation de Boucheron, Gaëlle Bourges raconte que ces danseuses aux cheveux courts et à la poitrine plate sont en fait des danseurs. De cette histoire, elle se délecte par un jeu croisé de nudités, les filles ôtant le haut et les garçons le bas, pour commencer. « Ce qui survit ici, pour nous, dans la lenteur chorégraphiée de cette ridda qui serpente, n’est en rien le libre épanchement des âmes, mais l’expression obligée d’une émotion politique », écrit Patrick Boucheron. Un propos que Gaëlle Bourges partage mais ne reprend pas, préférant s’attarder sur ce que l’on voit lorsque l’on s’approche des robes que portent les danseurs : des larves, des vers, des mites. Et la ridda revient...
Ce soir, 20h30, à la Ménagerie de verre, dans le cadre du festival Etrange Cargo.