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Billet de blog 21 mars 2023

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« Othello » par Jean-François Sivadier : une pièce qui broie du noir

Énième collaboration entre Nicolas Bouchaud (Iago) et Jean-François Sivadier (mise en scène) entouré de ses collaborateurs habituels et première collaboration avec Adama Diop (rôle-titre), cet « Othello », dans la traduction de Jean-Michel Desprats, exaspère la noirceur de la pièce avec une magnifique vigueur

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Illustration 1
Scène entre Iago et Othello © Jean-Louis Fernandez

« Je ne suis pas ce que je suis ». Quelle plus belle réplique pour un acteur que celle-ci ! Elle est dite par Iago, un personnage de Shakespeare ambitieux doué pour la duplicité, le mensonge, le jeu des apparences. Le metteur en scène Jean-François Sivadier offre le rôle à son vieux complice : Nicolas Bouchaud. Le projet de mettre en scène Othello avec Bouchaud dans le rôle de l’ignoble et rusé et manipulateur Iago était fomenté depuis longtemps.

Sivadier et Bouchaud s’étaient connus au Mans (où le très jeune Sivadier avait suivi les cours de théâtre du conservatoire municipal) dans l’antre de Didier-Georges Gabily, auteur et metteur en scène hors du commun, mort trop tôt, dont les ondes sur le théâtre contemporain se sont propagées longtemps après sa disparition et se propagent encore. Bouchaud fut acteur de plusieurs spectacles mis en scène par Gabily dont l’immense (dans  tous les sens du mot) Gibiers du temps en 1994-1995. Sivadier étaient des premiers pas de l’aventure avant l’explosion publique, entre temps il s’en était allé à Strasbourg, admis à l’école du TNS. Cependant, lorsque Gabily meurt brusquement sur une table d’opération le 20 août 1996 alors qu’il mettait en scène Dom Juan en tandem avec sa pièce Chimères et autres bestioles, c’est à Sivadier que l’entourage de Gabily demandera d’achever la mise en scène. Il travaillait alors à sa propre pièce Italienne avec orchestre qu’il mettra en scène la saison suivante, spectacle fétiche maint fois repris. C’est en 2000, au Théâtre National de Bretagne que Sivadier retrouve Nicolas Bouchaud pour La folle journée ou le mariage de Figaro.

Depuis les collaborations entre les deux amis -et les succès - se sont multipliés : La vie de Galilée, La mort de Danton, Le roi Lear, La dame de chez Maxim, Le Misanthrope, Dom Juan, Un ennemi du peuple... Autant de productions sur lesquelles a veillé François Le Pillouer lorsqu’il était directeur du Théâtre National de Bretagne et a continué à le faire quand il ne l’a plus été et jusqu’à aujourd’hui. On retrouve également dans l’équipe d’Othello nombre de fidèles des spectacles de Sivadier. Outre Bouchaud, c’est aussi le cas de Cyril Bothorel (Brabantio, le père de Desdémone) et de Stephen Butel (Cassio) comme acteurs, mais aussi Virginie Gervaise pour les costumes, Christian Tiroile à la scénographie, Eve-Anne Joalland côté son, Philippe Berthomé côté lumières, Julien Le Moal côté accessoires et Véronique Timsit comme assistante à la mise en scène, poste qui est également le sien pour les spectacles que Nicolas Bouchaud co-signe avec Eric Didry. Bref un réseau d’amitiés, de complicités, de hautes compétences et de fidélités au service d’Othello, une pièce où, au contraire de l’équipe soudée de Sivadier, la trahison, la jalousie, l’ambition personnelle et la rouerie sont aux premières loges.

Et Othello ? Dans le rôle du Maure, Adama Diop, est magnifiquement au rendez-vous. Il est seul et le seul venu d’ailleurs, l’étranger doublement étranger puisque noir, homme d’un autre monde et sur lequel convergent toutes les formes de racisme de la « bonne » société vénitienne. Il n’est pas fils de roi mais fils de rien, il s’est fait lui-même et son génie militaire il ne la doit qu’à lui-même. Les sénateurs vénitiens ne l’aiment pas, sont prêts à le traîner dans la boue ou à se moquer mais ils ont besoin de lui, justement de son génie militaire. Qu’une de leurs filles tombe amoureuse d’un Maure, d'un métèque àla peau sombre, c’est quasi inconcevable et le roué et ambitieux Iago saura en jouer tout en attisant, par ailleurs la jalousie du Maure. De plus, Othello lui ayant préféré Cassio à un poste de haut gradé, cela attisera plus encore sa vengeance et son racisme.

Jean-Michel Départs qui signe la traduction (celle de la réédition du théâtre de Shakespeare dans la Pléiade) souligne l’opposition entre « le parler sec, hargneux et tendu » de Iago, et « l’ample phrase magnanime » d’Othello, opposition renforcée par le jeu corporel des deux acteurs. Iago calcule tout, en faisant en sorte d’avoir un coup d’avance, Othello est le jouet du présent. « Il est ce qu’il est , je ne dois souffler mot de mon sentiment/ Sur ce qu’il pourrait être : si comme il pourrait y être, il n’est pas/ Plaise au ciel qu’il le soit » dit Iago dont le nihilisme est sans bornes. A Roderigo (Gulliver Hecq) qui se languit d’amour et dit « C’est ma honte d’être tellement amoureux mais il n’est pas en mon pouvoir de me corriger », Iago répond vertement « Il ne tient qu’à nous d’être ceci ou cela. Nos corps sont des jardins dont nos volontés sont les jardiniers ». Il agit comme un metteur en scène croyant tout diriger, tissant une toile dont il se croît maître et qui le prendra dans ses filets.  

Et Desdémone ? Sivadier a choisi une très jeune actrice entrée à l’école du TNS l’an dernier, Émilie Lehuraux. Elle est un peu comme une nouvelle qui vient d’intégrer une classe en cours d’année. La pièce nous apprend et apprend aux sénateurs que Desdémone et Le Maure viennent de se marier en secret. L’amour infini et affirmé de Desdémone pour un étranger effraie la bourgeoisie vénitienne raciste qui multiplie les répliques graveleuses et salaces. A rebours, étranger à Venise, et qui plus est noir, Othello souffre d’une quête de légitimité, poison qui alimentera le puits sans fond de la jalousie. Ne disons rien de la la belle façon dont Sivadier deploie la scène du lit où Othello étrangle sa belle, une merveille d’intelligence de l’espace et du jeu.

Dès le lever de rideau, cheveux plaqués en arrière comme un mafioso new-yorkais ou sicilien, sourire à peine esquissé et déjà carnassier, Iago-Bouchaud mène le jeu, tout en finesse. A Sivadier, la mise en scène du spectacle pimenté de nombreux petits ajouts (gestes, objets, chansons) corsetant la tragédie, délicieuses bricoles ou post-it scéniques qu’ il serait injuste de dévoiler car cela gâterait le plaisir du futur spectateur. A Bouchaud-Iago la main mise sur la mise en scène interne à la pièce jusqu’aux rives du dénouement. Une complicité suprême. Du très grand art.

Créé au Quai d’Angers, le spectacle est à l’affiche du Théâtre de l’Odéon 6e jusqu’au 22 avril.

Suite de la tournée : du 26 au 28 avril à la MC2 de Grenoble, du 4 au 6 mai à la Scène nationale de Toulon, du 10 au 13 mai au Théâtredelacité de Toulouse, les 24 et 25 mai à l’Azimut d’Anton-châtenay-Malabry.

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