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« Et les acteurs ? » C’est une question que l’on peut se poser ces jours-ci lorsque l’on reçoit le programme de la prochaine saison des théâtres subventionnés, résumé non loin de l’incontournable « édito de saison » sur une ou deux pages comportant les titres des spectacles, les noms des auteurs et ceux des metteurs en scène, mais jamais ceux des acteurs.
Qui joue quoi ?
De fait, les acteurs, maillons essentiels de la plupart des spectacles du théâtre public, en sont souvent la partie la plus invisible. Y compris souvent – pas toujours – sur l’affiche du spectacle hormis, parfois, quelques acteurs considérés comme des stars. On approche dans ce dernier cas de la logique du théâtre privé où l’acteur est le maillon fort, loin devant l’auteur et plus encore le metteur en scène, lequel est souvent le faire-valoir ou la brosse à reluire des acteurs censés drainer le public.
Quand on s’étonne de l’absence répétée du nom des acteurs sur les affiches, on nous rétorque qu’on ne peut pas tout y mentionner, qu’il faut « vendre » le spectacle en ayant une affiche attrayante et qu’il convient de se limiter aux noms de l’auteur et du metteur en scène. Soit. Cependant, ouvrons le programme distribué au spectateur séduit par l’affiche et ayant acheté son billet.
Dans les programmes de salle des théâtres publics, on mentionne toujours les noms de ceux qui ont fait le spectacle en regard de leur fonction – metteur en scène, décorateur, concepteur des costumes, ingénieur du son, manitou de la lumière, collaborateur dramaturgique, assistants, etc. – mais le plus souvent, les acteurs sont nommés en troupeau par ordre alphabétique sans que le spectateur puisse savoir qui joue quoi. Mépris ? Oui, mépris.
Les choix de Maurice Boissard
Quand Paul Léautaud signait un feuilleton théâtral dans Le Mercure de France sous le nom de Maurice Boissard dans les premières décades du XXe siècle, sa plume acerbe s’en tenait aux pièces et, ici et là, aux acteurs. Il tenait la mise en scène et le nom du metteur en scène pour négligeables. Par exemple, le 1er février 1939 quand il fait la critique d’un Cyrano de Bergerac à la Comédie-Française, il vante le jeu de M. Brunot dans le le rôle-titre, les décors et costumes de Christian Bérard, se montre plus réservé devant l’acte du camp devant Arras dont il juge le rendu scénique digne du musée Grévin, mais le nom du metteur en scène ne lui importe pas. De même, en enchaînant dans la même chronique sur Le Testament du père Leleu, une délicieuse pièce berrichonne de Roger Martin du Gard, elle aussi donnée à la Comédie-Française, ses louanges vont à l’auteur et aux acteurs « Mme Véra Korène et M. Martinelli en tête », le metteur en scène n’est pas mentionné.
En feuilletant (on ne s’en lasse pas) les deux volumes de ces chroniques réunies dans Le Théâtre de Maurice Boissard (Gallimard), on est sidéré par le nombre conséquent de pièces nouvelles créées sur la scène de la Comédie-Française et celle du théâtre de l’Odéon. Des pièces pour la plupart oubliées aujourd’hui, comme Un homme en marche de M. Henri Marx (un ramassis « d’âneries prétentieuses », résume Maurice Boissard) ou Le Chevalier Colomb de M. François Porché (qui « connaît déjà toutes les ressources du cabotinage »). Quoi qu’il en soit, ce sont des pièces inédites, lesquelles, pour certaines, ont fait l’objet de commandes.
Il semble que l’avènement de la mise en scène, cet âge (d’or) de la représentation comme l’a si bien nommé Bernard Dort, ait largement asséché la création de pièces d’auteurs vivants à la Comédie-Française et plus encore la commande de pièces.
Pour les acteurs choisis
C’est pourquoi il faut se réjouir de voir sur la scène du Vieux Colombier, seconde scène de la Comédie Française, Une vie, pièce commandée à l’auteur Pascal Rambert par l’Administrateur de la Maison de Molière. Et il faut s’en réjouir doublement car, cette pièce, Rambert l’a écrite pour des acteurs en particulier, ceux-là même qui l’interprètent devant nous – par ordre d’entrée en scène : Denis Podalydès, Hervé Pierre, Cécile Brune, Jennifer Decker, Alexandre Pavloff, Pierre-Louis Calixte – et de surcroît dans une mise en scène qu’il signe. Il faut même s’en réjouir triplement car, dans le programme, c’est aux acteurs que l’on donne la parole en toute liberté avec parfois des propos surprenants, tels ceux de Jennifer Decker établissant un parallèle entre Pascal Rambert et Bernard Buffet.
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Au demeurant, depuis Molière sans doute, on n’avait jamais vu autant d’auteurs-metteurs en scène d’importance, de Valère Novarina à Jean-Luc Lagarce et Didier-Georges Gabily, jusqu’à Joël Pommerat, pour ne citer qu’eux. On ne va pas s’en plaindre. On en redemande. Et il serait bon que la commande faite à Rambert (une autre avait été faite à Bernard-Marie Koltès) ne soit pas une exception mais une bonne habitude.
Son principal éditeur (Les Solitaires intempestifs) vient de republier Clôture de l’amour, pièce que Rambert a créée en 2011 (avec les deux acteurs pour qui il avait écrit la pièce, Audrey Bonnet et Stanislas Nordey) dans la collection audacieusement et judicieusement baptisée « Classiques contemporains ». Ce n’est que justice car cette pièce touchée par la grâce est comme le sommet d’une œuvre née à la fin des années 80 quand le jeune Rambert commence à s’adonner conjointement à l’écriture et à mise en scène. Un premier volume de son théâtre (1987-2001) vient d’ailleurs de paraître chez le même éditeur réunissant ses cinq premières pièces, dont John & Mary (1991) et Le Début de l’A. (2001). Sujet quasi unique et obsédant : l’amour, le désir. Et ses à-côtés : séparation, rupture.
Chaque pièce (enfin pas toutes, les meilleures ; il en est de mauvaises comme Race, devant laquelle Léautaud aurait été impitoyable en citant des répliques comme : « Si je me tais ma souffrance ulcère le silence »), chaque pièce d’amour donc, est un adieu. A un être aimé, à un âge enfui.
Une jeunesse éperdue
Longtemps l’écriture de Rambert a refusé de vieillir, se tapissant dans le cocon d’une jeunesse éperdue. Les (personnages de) femmes l’ont sauvé de l’affadissement, de la nunucherie poétique. Des femmes fortes, effrontées, rebelles, follement hommes mais éperdument femmes. Leur force, c’est de caresser en l’homme moins leur sexe que la part de féminité qu’ils recèlent. Le Début de l’A. est un brouillon, un jeu de pistes, d’approches et, parfois, une répétition générale de Clôture de l’amour, pièce à l’équilibre parfait. Un must de l’ambivalence des sexes, une pile électrique qui a besoin de ses deux pôles pour faire jaillir la lumière.
Pascal Rambert excelle dans le monologue au débit éruptif qui condamne l’autre au silence ou au peu de mots (« tais-toi »). C’est devenu presque comme une marque de fabrique, une spécialité maison. C’est à la fois la force dramatique et la faiblesse dramaturgique de Une vie. L’interface farcesque et souvent ridicule du monologue, c’est l’énumération (noms de villes, de fleurs, etc.). On retrouve ce travers fastoche et cette facilité encouragée par Wikipédia et les dictionnaires spécialistes dans Une vie.
Depuis Clôture de l’amour, sauf erreur de ma part, Pascal Rambert écrit ouvertement pour des acteurs. C’est le cas de Répétition (2014), pièce écrite pour Audrey Bonnet, Emmanuelle Béart, Denis Podalydès et Stanislas Nordey. Les personnages de la pièce ont pour nom le prénom des acteurs. Cette pièce est comme une extension de la lutte de Clôture de l’amour, sa répétition démultipliée dans une multitude de monologues. Le Lac a été écrit pour un groupe d’acteurs de l’école de la Manufacture de Lausanne, Actrice pour des acteurs de la troupe du Théâtre d’art de Moscou (pièce qui sera recréée avec une distribution française à la rentrée). Et donc Une vie pour des acteurs du Français.
« Une jouissance terrible »
D’une certaine façon, cette nouvelle pièce rebat les cartes de deux pièces antérieures, Toute la vie (2007) et L’Art du théâtre (2007), en les fondant et en les déplaçant. « Il faut jouir. L’art du théâtre réclame que l’on jouisse. Il faut jouir. Tout le temps. En tous lieux. Il faut jouir. Il faut faire jouir. Il faut élargir les moments où ça jouit », dit le soliloqueur de L’Art du théâtre, rôle créé par Lou Castel. Dix ans plus tard, le peintre (Denis Podalydès) d’Une vie reprend le flambeau. Invité d’une émission radiophonique, il fait face à un animateur (Hervé Pierre) qui a potassé son sujet et lui parle de la peur, de la souffrance qu’expriment à ses yeux les visages de ses tableaux : « Ce que vous prenez pour de la douleur, c’est de la jouissance. Une jouissance terrible. Une insulte. Nous jouissons. Cela est une insulte, savez-vous ? Nous jouissons. Nous avons décidé de jouir comme un acte politique. »
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Ce dialogue entre l’animateur et son invité va lever les fantômes de la vie du peintre qui entrent en scène un à un avant un final pluriel. Un personnage habituel du théâtre rambertien, celui de la femme aimée qui dit non, qui n’accepte pas le compromis que lui impose l’homme aimé et aimant (Jennifer Decker). Le personnage de la mère entrevu précédemment mais ici accompli, somptueux, violemment impudique et cependant corseté d’éducation bourgeoise (Cécile Brune).
Les jeux de l’amour et du sexe de Rambert sont aux antipodes des histoires de baise que l’on rencontre dans les univers modestes d’Annie Ernaux, le fric n’est jamais un souci dans les pièces personnelles de Rambert (ce n'est pas vrai de certains spectacles qu’il signa à Gennevilliers lorsqu’il dirigea ce théâtre avec force les premières années de son mandat), l’Amour y est au-dessus des contingences, dans une sorte d’exaspération sublimée. D’où l’étonnement de voir surgir le « diable » prolétaire (Pierre-Louis Calixte) vers la fin d’Une vie, à savoir le fils de la concierge qui vivait dans une pièce. Copain d’enfance du peintre chéri de sa maman, le môme avait le droit d’aller jouer dans le huit pièces de l’appartement familial parisien de la rue de Lille, avant d’être jeté plus tard comme un kleenex après avoir lancé son ami peintre. Le personnage du frère (Alexandre Pavloff), détesté (et c’est réciproque), jaloux du frère artiste, enfonce lui aussi le clou de ce théâtre de la confrontation généralisée dont Une vie est le dernier jalon dans le parcours de Pascal Rambert servi par des acteurs jubilant – parfois au bord du one man show – à proférer des mots écrits pour eux. Et « toujours cette peur incontrôlable de solitude qui nous pousse les uns vers les autres et qu’on appelle l’amour », comme dit le peintre au nom de tous et d’abord de l’auteur.
Une vie, Théâtre du Vieux Colombier, Comédie-Française, jusqu’au 2 juillet.
Le texte de la pièce est édité par Les Solitaires intempestifs, 96 p., 14€. Chez le même éditeur vient de paraître du même auteur Théâtre 1987-2001, 320 p., 19€.