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Billet de blog 21 septembre 2025

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Jon Fosse à jamais

Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou mettent en scène « Et jamais nous ne serons séparés », l’une des premières pièces de Jon Fosse (prix Nobel de littérature 2023) qui déjoue le présent de la représentation pour mieux l’exacerber en le faisant vaciller. Un tempo déroutant au charme envoûtant.

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Illustration 1
Scène de "Et jamais nous ne serons séparés" © Jean-Louis Fernandez

Dans un entretien avec Terje Sinding, traducteur de la plupart de ses pièces (dont Et nous ne serons jamais séparés, sa seconde pièce publiée en 1994), Jon Fosse dit : « j’ai souvent le sentiment que ce qu’il y a de plus important dans mes pièces, c’est ce qui n’est pas dit. Pas les mots mais ce qu’il y a derrière les mots, entre les mots, ce qui se présente de manière invisible : voilà de quoi il s’agit. Et dans une bonne mise en scène, on arrive à voir cette présence invisible » Et c’est exactement ce que l’on ressent en assistant à la mise en scène de Et jamais nous ne serons séparés cosignée par Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou avec une distribution de très haute tenue: Dominique Reymond (Elle), Yann Boudaud (Lui) et Solène Arbel (la Fille)

Les deux metteurs en scène -qui ont coupé dans le texte- signent également la scénographie s’en tenant à des éléments fonctionnels sans référents notoires (Fosse précise peu) : des chaises, une table, un canapé, une fenêtre, un couloir menant à une sortie, donnant toute la place aux corps et aux voix.

La femme attend l’homme. « Il faut qu’il vienne maintenant. Il faut qu’il vienne. Qu’il  vienne auprès de son amie ». A force de l’attendre et d’imaginer sa venue, elle en vient à le voir alors qu’il n’est pas encore là et à l’apostropher :« Réponds enfin/ Ça fait de la peine quand tu ne réponds pas ». Berçant un coussin sur le canapé , elle semble bercer le « gentil garçon » qu’il est, qu’il fut. La voici qui chantonne: « il était si gentil et si calme/ Pas de problème avec lui/ Et bientôt il va sans doute venir ». L’homme n’est toujours pas là mais elle s’adresse à lui « Tu t’en vas/Non ne t’en va pas/ il ne faut pas que tu t’en ailles » Une nouvelle fois sur le canapé « elle presse le coussin entre ses seins ». Le spectateur suit l’actrice (fabuleuse Dominique Reymond) comme une boussole affolée, entraînée dans un charivari de sensations.

Au second tableau, la table est mise pour deux avec de beaux verres anciens, la femme verse du vin , « le bon vin qu’il aime tant ». Elle entend des voix venant du couloir L’homme apparaît enfin, il est comme elle, ni vieux, ni jeune (non moins fabuleux Yann Boudaud). Il est accompagné d’une jeune fille (parfaite Solène Arbel) qui, à peine entrée, dit avoir « un peu peur ». La femme semble ne pas la voir, ou ne veut pas la voir. Bientôt la fille veut partir, elle insiste auprès de l’homme. La femme à la table soulève un verre qui lui glisse entre les mains et se brise. « Tout se casse / tôt ou tard » dit l’homme qui, sur l’insistance de la fille, finit par se se diriger vers le couloir.

Au troisième tableau la femme est à la table, elle imagine l’homme en face d’elle. « C’est bien que tu sois venu/J’ai tellement attendu ». L’homme finit par revenir. « T avais disparu comme dans la mort » dit-elle. Comme dans la mort....l’expression revient plusieurs fois au cours de la pièce et lui donne son indicible tempo : celui de vies au bord du gouffre.

Seuls des comédiens on ne peut plus aguerris comme Dominique Reymond et Yann Boudaud, ayant dans le corps l’épaisseur de bien des rôles, pouvaient offrir une densité doucement extrême à ces personnages d’homme et de femme aux contours indécis et qui, entre de rares étreintes désespérées, semblent perpétuellement en fuite. Comme ses aînés, Solène Arbel dans le rôle de la Fille sait entourer son personnage d’ombres fragiles et indécises comme les aiment les personnages de l’auteur norvégien prompts à déjouer le temps présent, beau paradoxe du théâtre de Jon Fosse.

Théâtre de Gennevilliers les lun, jeu et ven à 20h, sam à 18h, dim à 15h jusqu ‘au 12 oct. Puis tournée : CDN d’Angers les 18 et 19 nov, Comédie de Valence les 16 et 17 déc, Bonlieu (Annecy) du 11 au 13 mars, CDN de Poitiers les 18 et 19 mars, du 28 au 30 mars à la Comédie de Reims, enfin au Théâtre des 13 vents à Montpellier du 8 au 10 avril

Le texte de la pièce est publié à l’Arche

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