
Agrandissement : Illustration 1

Helga Bedau avait-elle vue l’actrice Ursina Lardi dans Compassion, l’histoire de la mitraillette, un spectacle de Milo Rau créé il y a quelques années ? L’actrice interprétait le rôle d’une comédienne engagée dans une ONG. On suivait l’actrice au Congo avec Milo Rau sur la route des réfugiés. Le spectacle montrait de façon impitoyable la façon dont l’Occident sous couvert d’ONG verse dans le jeu pervers de la compassion. Elle n’en dit rien dans la lettre qu’elle avait adressée à l’actrice de la Schaubühne de Berlin, elle parle d’elle. Helga Bedau dit avoir un cancer, qu’il lui reste peu d’années à vivre, et qu’avec le COVID elle peste de ne pas pouvoir retourner au théâtre, elle que aurait tant aimé être un jour sur une scène. L’histoire aurait pu en rester là.
Milo Rau, lui, rêvait de retravailler avec Ursina Lardi, à ses yeux « la meilleure actrice germanophone ». C’est alors qu’il reçoit une proposition, un peu surprenante, de la part du festival de Salzbourg : mettre en scène Jedermann de Hugo Von Homannsthal, le festival aimant régulièrement confier la mise en scène de cette pièce emblématique à différents metteurs en scène. Milo Rau, ayant peu envie de monter une pièce du répertoire (ce qu’il n’a jamais fait, sauf erreur de ma part) fait alors une contre proposition bientôt acceptée : mettre en scène Ursina Lardi dans une pièce nouvelle qui s’appellerait Everywoman ( Jedermann était l’équivalent de Everyman).
L’actrice lui avait parlé de cette lettre d'Helga Bedau qui l’avait, sans aucun doute, bouleversée. Ainsi a germé l’idée d’Everywoman. Milo Rau et Ursina Lardi sont allés voir la vieille femme, chez elle, à Berlin. Et ils l’ont filmée. Milo Rau poursuit son exploration de la vie privée qui traverse plusieurs de ses spectacles et, en particulier, le rapport à la mort. On se souvient de Grief and Beauty où Milo Rau filmait une personne entourée des siens qui avait choisi de mourir après avoir avalé la pilule fatidique. La mort traverse bien des spectacles de Milo Rau, comme une vecteur essentiel de la vie.
Une fois de plus, passé maître en la matière, Milo Rau joue entre vrai et faux (ce qui est le propre du théâtre) entre présence et absence, entre une présence impalpable et différée car filmée (la vieille femme) et le présent du plateau (l’actrice).
Ursina Lardi est seule sur la scène, elle vient à la face nous parler en français, langue qu’elle maîtrise parfaitement, puis se retourne vers l’écran où apparaît la vieille femme et toutes les deux « dialoguent » en allemand. L’une en directe, l’autre enregistrée. (Je me souviens, il y a quelques années au Festival Passages, avoir manigancé un dialogue posthume avec Tadeusz Kantor, moi posant en direct des questions et lui assis sur une chaise vide me répondant mort via un montage d’archives sonores). Auparavant l’actrice aura disposées sur le piano à queue divers objets personnels de la vieille femme, entre autre des photos d'elle, de son fils. Et la vieille femme lui demandera si tel objet est bien là sur le piano. Ainsi Milo Rau joue-t-il affectueusement avec cette présence-absence et avec la vie et la fin proche de cette vieille femme. C’est d’abord pour elle et secondairement pour nous que l’actrice jouera au piano un morceau que l’on imagine être cher à la vieille femme atteinte du cancer. On n’oubliera pas de si tôt le visage de la vieille femme sur l’écran, les yeux clos, comme apaisée, attendant sa fin en écoutant l’actrice raconter ce que fut sa vie, endormie peut-être.
Helga Bedau est venue voir le spectacle lors de sa création il y a deux ans, enfin elle s’est vue sur une scène. Elle a revu le spectacle lorsqu’il a été repris et puis elle ne l’a plus revu.
Everywoman, Festival d’automne, Théâtre des Abbesses, jusqu’au 28 octobre.