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Billet de blog 21 novembre 2023

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Quand le théâtre met formidablement en jeu « L’Art de la joie »

REPRISE. Goliarda Sapienza a écrit, neuf ans durant, « L’Art de la joie », l’histoire d’une femme : Modesta. Le roman paraîtra après sa disparition et deviendra culte. La metteure en scène Ambre Kahan orchestre une distribution emmenée par Noémie Gantier pour porter le roman à la scène, cinq heures durant. Éblouissant.

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Illustration 1
Scène de "L art de la joie" © Matthieu Sandjivy

L’actrice Noémie Gantier s’avance vers l’avant-scène, prend place derrière une petite table et, assise, lit à haute voix les premiers mots du roman de Goliarda Sapienza, L’Art de la joie, dont elle tient un exemplaire en main : « Et voyez, me voici à quatre, cinq ans traînant un bout de bois immense dans un terrain boueux... ». Celle qui parle, c’est la narratrice du roman, Modesta, née le 1er janvier 1900. Quand elle ferme le livre et se lève, l’actrice est devenue Modesta. Elle ne quittera pas la scène comme son personnage ne quitte pas les pages du roman, certaines pages étant constituées par le journal qu’écrit Modesta, lequel traverse aussi le spectacle.

L’Art de la joie s’achève six cent dix pages plus loin par une ultime scène. Alors qu’un homme, son « vieux petit ami », la baise entre les jambes comme le faisait Tuzzu « autrefois » lorsqu’elle était gamine, Modesta, devenue vieille, se demande si la mort ne sera pas un ultime orgasme.

Le roman est constitué de quatre parties. La metteure en scène Ambre Kahan - qui a l’âge de l’actrice qui incarne Modesta (plus de trente ans mais moins de quarante - monte les deux premières parties qui forment un tout cohérent (les deux autres parties se déroulent après une ellipse temporelle), de l’enfance à l’age mûr, de l’éveil des sens à une vie sexuelle ouverte et assumée. Disons-le d’emblée, ce que la metteure en scène et l’actrice accomplissent dans une belle complicité, en cinq heures bonnes heures du spectacle (avec un entracte), embrasse pleinement le mouvement du roman, en déploie magnifiquement l’érotisme et la sensualité à travers les étapes de la vie de cette héroïne aussi soucieuse de la liberté de son corps que de son esprit, même si Ambre Kahan est un peu moins à l’aise que l’autrice pour traduire scéniquement les parties historiques qui agitent la Sicile à l heure de la montée du fascisme, la Sicile, lieu unique du roman et le cheminement de l’héroïne. La scénographie pleine de niches et de recoins d’Anne-Sophie Grac et la musique de Jean-Baptiste Cognet complètent le dispositif de cette belle machine à jouer. Sapienza fut longtemps actrice avant d’écrire et son écriture, forte en dialogues, ne l’oublie pas.

Les spectateurs se divisent. Parmi ceux qui ont lu, voire relu, le roman devenu culte, certains seront comblés mais un peu frustrés de ne pas retrouver tel passage ou personnage chers, trop rapidement expédiés dans l’adaptation. C’est par exemple le cas du personnage de Tuzzu qui apparaît dès la seconde page du roman et reviendra par suite et jusqu’au bout comme un refrain, une référence, un jardin secret. C’est aussi le cas de Mimmo, le jardinier du couvent. D’autres, ne supportant pas la moindre incarnation y verront une peau de chagrin.Mais ceux qui n’ont pas lu L’art de la joie seront heureux de découvrir les mots caressants de Sapienza incarnés dans des corps amoureux. Ainsi en va-t-il souvent de l’adaptation d’un roman culte.

Après avoir été déflorée par un homme qui prétendait être son père, et, après avoir provoqué la mort de sa mère et de sa sœur via la flamme d’une lampe, la jeune Modesta atterrit dans le couvent où elle sera la complice volontaire de la mort accidentelle de celle qui l’avait accueillie et mise sous sa coupe, Mère Léonora. Après quoi, la voici commençant une nouvelle vie dans la demeure sicilienne de la princesse Gaïa qui l’a recueillie. Elle y prendra une place de plus en plus grande jusqu’à prendre la place de la princesse à la mort de cette dernière et devenir « princesse » elle-même, gérant tout, multipliant amantes (à commencer par Béatrice , la fille de la maison) et amants, se mariant avec « la chose » (le fils dégénéré de la maison) tout en avançant dans la voie d’une conscience politique du monde au contact d’ hommes aimés.

En contrepoint, très belle est cette volonté de la mise en scène de ne pas corseter le corps de l’actrice interprétant Modesta dite Mody, en le rajeunissant ou en le vieillissant, l’actrice est telle quelle est, jeune mais plus tout à fait, dans un temps flottant qui défie le temps, comme si le théâtre et son magasin de conventions était une ruse ou un chapeau de prestidigitateur donnant au récit théâtralisé sa vitesse et sa luminosité qui va en s’assombrissant, comme la nuit succède au jour et comme les volumes du décor du spectacle peu à peu se désagrègent, se désarticulent, se trouent.

Le spectacle ne peut évidemment pas pleinement rendre compte des infinis méandres du roman. Cependant, en articulant ses puissantes lignes de force, il en préserve le mouvement profond. On peut penser et espérer que ceux qui n’ont pas lu le livre, auront envie, au sortir du spectacle, de s ‘y plonger encore et encore, de s’attarder dans ses multiples alcôves. Gordianda Sapienza a mis neuf ans à écrire L’art de la joie, livre aussi épais que magnifiquement intense, et il faut bien plus que les cinq heures que dure le spectacle pour le lire voluptueusement dans son intégralité.

Il est rare de découvrir une metteure en scène avec un spectacle d’une telle envergure. C’est le cas avec Ambre Kahan qui est passée par l’école du TNB lorsque Stanislas Nordey la dirigeait, elle y avait signé un spectacle d’école d’après les écrits de Tarkos que l’on regrette de ne pas avoir vu. On l’a vu jouer dans Living ! Le dernier spectacle de Nordey avec l’école du TNB à partir des écrits de Julian Beck et Judith Malina, on l’a vue également dans un Tchekhov d’ Eric Lacascade, et puis elle a commencé à mettre en scène. En 2021, avec une large distribution, elle avait monté Ivres d’après Les enivrés d’Ivan Viripaev, spectacle qui a eu une vie trop courte, victime comme d’autres du Covid. Espérons qu’il renaisse un jour.

Quant à l’actrice Noémie Gantier, formée à l’école du Théâtre du Nord, on l’a vue dans plusieurs spectacles de Julien Gosselin et de Tiphaine Raffier, la voici propulsée au devant de la scène dans un rôle écrasant qu’elle tient avec une aisance, une souplesse et une détermination stupéfiantes. Elle se tient, constamment, à la proue d’une distribution, solide et bien mise en rythme à travers la pléiade d’ambiances, où figurent plusieurs acteurs et actrices de Ivres et d’autre venus d’ailleurs, pour n’en citer qu’un, mentionnons l’ancien du Théâtre du Soleil, Serge Nicolas.

Ajoutons, pour finir, que La Comédie de Valence, les Célestins de Lyon, structures auprès desquelles Ambre Kahan est artiste associée, ainsi que la MC93 ont soutenu, avec raison et de bout en bout, cette aventure merveilleusement hors normes orchestrée par une metteuse en scène jusque là peu connue.

Créé à la Comédie de Valence, vu au Théâtre des Célestins à Lyon, le spectacle L’Art de la joie  (durée 5h30 entracte inclus) est à l'affiche de la MC93 de Bobigny d 1er au 10 mars (les ven  20h, sam 16h, dim 16h) puis le 16 mars à l’Azimut de d’Antony-Chatenay-Malabry, le 28 mars à l’espace Malraux de Chambéry. Et ailleurs espérons-le.

A l’occasion du prochain centenaire de la naissance de Goliarda Sapienza, le Tripode qui a republié L’Art de la joie et différents textes de Sapienza comme ses Carnets ou L’Université de Rebibbia, vient de publier Destins piégés, un ensemble de nouvelles. On peut voir sur Arte un documentaire de Coralie Martin consacré à L’Art de la joie et à Goliarda Sapienza. En mai prochain paraîtront, toujours au Tripode, des correspondances inédites et une première biographie française consacrée à Sapienza. Cette maison d’édition a déjà publié Goliarda Sapienza, telle que je l’ai connue, par Angelo Pellegrino, son dernier compagnon qui eut la joie de voir L’Art de la joie publié grace à lui, mais la tristesse que sa compagne soit décédée avant la parution du livre en Italie, puis la magnifique traduction française par Nathalie Castagné et le succès qui s’ensuivit en France et allait favoriser la reconnaissance posthume de Goliarda Sapienza dans son pays.

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