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Longtemps la scène est restée vide. Le canapé vert pâle attendait que quelqu’un vienne prendre place et, sentinelle, un lampadaire attendait lui aussi. Tout comme, au centre de la scène, un pupitre portant non une partition, ni même un livre, mais un objet plat et rectangulaire, une liseuse, pour l’heure éteinte comme le lampadaire. Et puis voici que cela déferle, sons (Benoît Pelé) et lumières (Philippe Gladieux), manigancés par deux amis de celui que l’on attend, Yves-Noël Genod. Un tonnerre d’applaudissements enregistrés assorti d’un tourniquet de lumières. Et puis rien. On attend encore. Le temps prend ses aises, soigne son baromètre qu’est le silence, et cela advient.
Comme abandonnée
Venant d’un escalier dérobé derrière le public installé dans les courbes parfaites du Théâtre des Bouffes du Nord, on entend des pas sur le côté puis, dans une raie de lumière blanche, on voit apparaître deux cothurnes aux reflets noirs que l’on imagine achetés à Carne street à Londres dans les années Beatles & Rolling Stones et oubliés depuis dans un placard. Le voici enfin qui apparaît recouvert d’une pelisse de voyageur qu’il posera tout à l’heure sur le bord du canapé pour nous laisser voir son corps effilé ajusté dans un ensemble rouge enserré au plus près de son corps, tenue de ménestrel, de groom recyclé ou d’un costume porté par Hamlet, ne laissant voir de son corps que ses mains et son visage aux traits plissés par les nuits sans sommeil à lire A la recherche du temps perdu jusqu’à ce spectacle, La Recherche, donné ici et là, arpentant la scène à pas lents dans une démarche jamais nerveuse et comme abandonnée, caressant une douceur fatiguée avec juste ce qu’il faut de mélancolie dans ses yeux, autrement dit magnifiant sa légèreté d’être.
Ainsi demeurera-t-il tout au long de cette longue soirée en demi-teinte, laissant parfois aboyer quelques moments de théâtre lorsque les pages dialoguées de la Recherche s’y prêtent, dans le sillage de Charlus (que Genod prononce en éludant le s) et, assurément, dans le salon de Madame Verdurin. En préambule, prenant la voix du vieux Mauriac, Genod aura dit un magnifique texte de Léon Daudet (extrait de ses Souvenirs littéraires) décrivant l’apparition dans un salon, d’un « jeune homme pâle aux yeux de biche ». Ce dernier se disait grippé mais « bientôt sortaient de ses lèvres, proférées sur un ton hésitant et hâtif, des remarques d’une extraordinaire nouveauté et des aperçus d’une finesse diabolique ». Ce jeune homme « entouré de lainages comme un bibelot chinois » et « tripotant » sa moustache, c’est l’auteur d’un livre qui venait alors de paraître, Du côté de chez Swann, c’est Marcel Proust dont Genod assure qu’il vient d’apprendre, le jour même, qu’autrefois on éludait le s et qu’on disait Prou(s)t.
La lumière de la liseuse
En pleine lumière, dans la pénombre ou soudain dans le noir au gré des caprices de son excellent éclairagiste qui ne suit pas les méandres des extraits de la Recherche, pas plus que ne le fait l’ingénieur ingénieux du son provoquant ainsi d’étonnantes collisions, Yves-Noël Genod, le visage éclairé par sa seule liseuse, poursuit le babil de sa lecture qu’il interrompt parfois en effectuant un pas de côté où veillent sur lui de durables garde-fous (Duras, Baudelaire, ah tiens, il n’a rien dit de Régy, ah tiens, voici Chateaubriand). Genod a la politesse de nous laisser croire que le choix des pages lues est improvisé au soir le soir, toujours est-il qu’il ne fait pas de hiérarchie entre les personnages de la Recherche et ses différents livres, évoquant aussi bien Françoise, la vieille servante, que la jeune Albertine. Celui avec lequel sa personne s’accorde le plus, c’est sans doute Swann, y compris dans la courbe de son vieillissement. L’un de ses soirs aux Bouffes du Nord, il ne serait pas surprenant de l’entendre confier plus que prononcer cette page ensorceleuse comme beaucoup d’autres de la Recherche où, après qu’un des « amis d’autrefois » de Swann lui a présenté un soir au théâtre Odette de Crécy et que celle-ci a pris le prétexte de ses « collections » pour venir le voir avant qu’elle ne multiplie ses visites, Proust évoque un Swann qui lui ressemble, passant à un « nous » des plus subjectifs :
« ...à l’âge un peu désabusé dont approchait Swann et où l’on sait se contenter d’être amoureux pour le plaisir de l’être sans trop exiger de réciprocité, ce rapprochement des cœurs, s’il n’est plus comme dans la première jeunesse le but vers lequel tend nécessairement l’amour, lui reste uni en revanche par une association d’idées si forte qu’il peut en devenir la cause, s’il se présente avant lui. Autrefois, on rêvait de posséder le cœur de la femme dont on était amoureux ; plus tard, sentir que l’on possède le cœur d’une femme peut suffire à vous en rendre amoureux. Ainsi, à l’âge où il semblerait, comme on cherche surtout dans l’amour un plaisir subjectif, que la part du goût pour la beauté d’une femme devrait y être la plus grande, l’amour peut naître – l’amour le plus physique – sans qu’il y ait eu, à sa base, un désir préalable. A cette époque de la vie, on a déjà été atteint plusieurs fois par l’amour ; il n’évolue plus suivant ses propres lois inconnues et fatales, devant notre cœur étonné et passif. Nous venons à son aide, nous le faussons par la mémoire, par la suggestion. En reconnaissant un de ses symptômes, nous nous rappelons, nous faisons renaître les autres. »
Genod ne « dit » pas les pages de la Recherche sur lesquelles s’arrête son doigt caressant le fil de la liseuse. Ces pages, il les susurre, les lit au dedans de lui-même dans une voix intérieure qui affleure, éclot aux lèvres. Ainsi le temps s’étire jusqu’au dernier métro ou presque dans un tricot de phrases dont on a perdu le début lorsqu’on arrive à leur terme, éblouis et bercés que nous sommes par les circonvolutions, les incises qui les emportent avant de les ramener au port, l’écoute devient agréablement flottante, feutrée. Rien de plus juste que la falot de cette liseuse et la voix d’Yves-Noël Genod accompagnée par l’orchestre de son avant-bras droit, pour nous perdre et nous retrouver dans la forêt de la nuit proustienne.
La Recherche, Théâtre des Bouffes du Nord, 20h30, jusqu’au samedi 25 février.
On peut aussi consulter avantageusement le blog très personnel d’Yves-Noël Genod, le dispariteur.
Après La Recherche, un second volet intitulé La Beauté contemporaine sera créé à la Ménagerie de Verre dans le cadre du festival Etrange cargo du 14 au 16 mars prochain.