Denis Podalydès est un remarquable bourreau de travail d’un genre assez étonnant puisqu’il a l’air de tout faire du bout des doigts quasi en sifflotant. Un touche-à-tout, un doué en tout. Il ne sait plus où donner de la tête tant le champ de ses amours et curiosités est vaste, alors elle a peut-être un peu le tournis, sa tête. Il joue tant et plus au théâtre et au cinéma, il écrit des livres avec moult finesses sur son métier et sa vie, il est l’une des voix familières des émissions de France Culture, il enregistre des CD de livres entiers, il est un sociétaire de la Comédie Française omniprésent (comme acteur et comme metteur en scène de classiques) tout en ne quittant pas l’affiche de nos cinémas. De surcroît, en interview, c’est un bon client qui parle bien et tient des propos plutôt finauds. Bref, il a tout pour plaire, il plaît, on l’aime, ON T’AIME DENIS !
Régy le commandeur
Mais là, non, mille excuses, je dis « pouce ». Péché d’orgueil ou d’humilité ? Envie de mettre sa main dans le feu pour voir si ça brûle ? Qu’est-ce qui a poussé le bon Denis Podalydès vers ce massacre quasi à la tronçonneuse de cette pièce insensée qui demande un metteur en scène inouï comme le fut Claude Régy lorsqu’il aborda, avant d’autres, cette pièce de Maurice Maeterlinck, en 1997 ?
Ah, Régy ! Il rôde derrière ce spectacle comme la statue du commandeur. Avec une belle honnêteté (Podalydès est un honnête homme), le metteur en scène fait référence à cette ombre écrasante qui enveloppe cette pièce depuis qu’il l’a portée à la scène comme on porte un enfant sur les fonts baptismaux. Miracle du théâtre. Claude Régy « trouva la formule, le spectacle fut inoubliable », écrit Denis Podalydès. Il hésite, on le comprend, il tergiverse, puis il se lance. Il a raison. A chacun sa « formule ». Encore faut-il la trouver et s’y tenir.
La formule que propose Denis Podalydès tient en deux clefs : marionnette et musique. Et un bonus : « Pour un tombeau d’Anatole » de Stéphane Mallarmé.
Le tombeau d'Anatole
C’est une très belle proposition de metteur en scène que d’avoir donné en préambule à La Mort de Tintagiles qui raconte la mort d’un enfant, quelques feuillets de ce long poème inachevé de Mallarmé qu’est « Pour un tombeau d’Anatole », écrit après la mort de son jeune fils, poème qu'il ne parviendra pas à finir, le laissant en plan un peu comme Podalydès étouffe sa formule mais n’anticipons pas. Il faut lire ou relire ce texte avec l’introduction et les notes du précieux Jean-Pierre Richard, l’ouvrage a été réédité en poche (Points 1573).
Donc, dans un Théâtre des Bouffes du Nord transformé en crypte mortuaire (scénographie Olivier Brichet) apparaissent des mots projetés sur le fond du théâtre, des copeaux de « Pour un tombeau d’Anatole » en partie relayés par la voix de l’acteur Podalydès, douce, presque neutre, parfaite. Une lumière froide filtre d’une grille qui obstrue le ciel de la scène (lumières Stéphanie Daniel), la musique (conception Christophe Coin et Garth Knox) parfait le climat funèbre qui s’instaure et nous envahit. Le lit scénique est prêt pour accueillir dans cette crypte ce texte faisant écho au « Tombeau » qu’est La Mort de Tintagiles.
Ce magnifique préambule ad minima instaure un climax de l’infra qui convient parfaitement à Maeterlinck. Il invite aussi à ce que l’on tienne sa note ténue, il ne supportera pas la moindre incartade, tout écart, je veux dire par là, tout signe de théâtralité intempestive, laquelle, du suggéré et de l’allusif, tomberait dans le champ du par trop manifeste. Or Podalydès, cherchant sans doute à se démarquer de l’ombre de Régy ou manquant de confiance en sa donne initiale, va, hélas, les multiplier, ces écarts.
Musique et marionnette
Le parti pris de donner le rôle de Tintagiles à une marionnette – ce qu’aurait approuvé des deux mains un Gordon Craig – est passionnant mais Podalydès le gâche en le rendant souvent anecdotique, par exemple en multipliant la présence fade du manipulateur. De même le jeu des actrices (les sœurs de Tintagiles qui veillent sur leur petit frère), simple dans un premier temps, discret, bordé d’obscurité, va lui aussi aller en se théâtralisant (voix et corps) au fur à mesure de la représentation. Tout se passe comme si le fond du tableau – un étagement sombre et subtil dressé par le « Tombeau » – était livré aux mains d’un peintre inquiet se rassurant à coups de pinceaux de couleurs vives, lesquels ne font que brouiller le paysage.
Le coup de grâce est porté par la façon dont Podalydès ne prend pas à bras-le-corps la question des musiciens sur la scène. La présence constante de la musique (c’est le parti pris qu’avait choisi Meyerhold en 1906 et cela ne plut pas du tout à Stanislavski) et le choix des musiques par Christophe Coin (avec lequel Podalydès collabore régulièrement) ne sont pas en cause, au contraire, mais on ne pose pas impunément des musiciens sur scène comme des potiches à côté des acteurs. Dans une fosse d’orchestre ou en coulisses, ils peuvent bayer aux corneilles entre deux interventions, sur scène ils deviennent des acteurs. Ce qu’ont parfaitement compris des habitués de la scène des Bouffes du Nord (de Jeanne Candel à Yves-Noël Genod, la liste est conséquente) qui ont changé la donne du théâtre musical.
Or les musiciens de Podalydès restent le plus souvent passifs. En bons musiciens, ils exécutent la partition. Sans plus. Une fois, une seule, l’un d’entre eux accompagne, bien timidement, la traversée d’un protagoniste. Il y avait là, quelque chose à jouer, littéralement, un entrelacement des corps (animés et inanimés), de la musique et des mots, Denis Podalydès le pressent mais n’ose pas. Dommage. On sort des Bouffes du Nord dépité. On se dit qu’il va falloir « assassiner » le bon Denis Podalydès et on n’en a aucunement l’envie.
Théâtre des Bouffes du Nord, du mar au sam 21h, jusqu’au 28 mai.