« O Muse, conte-moi l’aventure de l’Inventif », premier vers de « L’Odyssée » dans la traduction de Philippe Jacottet. Jean-Damien Barbin, prince royal et clochard céleste, raconte, chante et danse « Le Voyage d’Ulysse ».
Que dit aujourd’hui le nom de Philippe Clévenot aux jeunes acteurs qui viennent d’entrer ou de sortir des écoles nationales de théâtre ? Probablement rien, du moins rien qui puisse s’attarder durablement dans leur mémoire, comme il en est pour le corps d’anciennes blessures ou de séquelles d’un traumatisme. Ils pourront le voir sur des vidéos qui vieillissent mal, plus durablement et plus fidèlement entendre sa voix dans des enregistrements sonores, lire des textes qui parlent de son art ; ils pourront sinon comprendre du moins appréhender pourquoi ceux qui l’ont vu en scène parlent de lui comme d’un « grand acteur », d’un acteur qui aura « marqué son époque », mais il leur manquera à jamais la rencontre, le tutoiement de l’acteur avec le spectateur (même perdu dans la multitude que l’on appelle public), ces instants quand les regards se croisent, où le grand acteur nous atteint au plus profond de notre être. Tout spectateur est aussi un fabricant de chimères.
Pourquoi parler de Philippe Clévenot ? Pour rien : ni anniversaire, ni rétrospective de je ne sais quoi. Juste ceci : dans le bar du théâtre Bonlieu d’Annecy, au « pot de première », après Le Voyage d’Ulysse, son nom est tombé de quelques lèvres. Peut-être est-ce Jean-Damien Barbin qui en a parlé le premier, du moins je me plais à l’imaginer, voyant en cela le théâtre maintenir le feu de sa « flamme », d’un acteur l’autre, de Clévenot à Barbin. Clévenot n’est plus, Barbin est là, profitons-en, sans pour autant les comparer.
Ils ne sont pas de la même génération (Clévenot meurt à 59 ans en 2001, Barbin a débuté dix ans plus tôt), ni de la même « famille » : Clévenot allant de Jean-Pierre Vincent à Bernard Sobel en passant par André Engel et Matthias Langhoff, Barbin allant de Jacques Mauclair à Peter Stein en passant par Olivier Py et Frank Castorf ; l’un a été formé à la Comédie de l’Est, future école du Théâtre national de Strasbourg, l’autre à l’ENSATT (alors à la rue Blanche) puis au Conservatoire national supérieur d’Art dramatique Paris (où Barbin allait devenir professeur).
L’un et l’autre appartiennent à cette lignée des « grands », nés pour interpréter les princes et les clochards. L’un comme l’autre, pour des raisons diverses (souvent la découverte ou l’amour d’un texte, d’un auteur) sont passés de l’autre côté, ont signé occasionnellement des mises en scène et, pour les mêmes raisons ou d’autres (envie d’être solitaire, de voyager seul avec un texte), se sont retrouvés seuls en scène. Ce fut le cas pour Clévenot avec Artaud (Artaud-Mômo ou La Conférence du Vieux Colombier), c’est le cas aujourd’hui de Barbin avec Le Voyage d’Ulysse, montage à partir de L’Odyssée d’Homère dans la traduction de Philippe Jaccottet.
Ces princes du théâtre ont fait de la scène leur maison, ils aiment s’y enfermer, à en prolonger la nuit. Et de ces clochards célestes le cinéma souvent se méfie en les ignorant, en les cantonnant dans des rôles subalternes ou encore en les kidnappant à jamais car le théâtre, cet art riche de sa pauvreté, n’aura jamais les moyens de payer la rançon. Rares sont ceux comme Michel Bouquet (dont Barbin fut l’élève) à s’adonner, sans trop de dégâts, au yoyo.
L’aède et l’acteur
« Lorsque parut la fille du matin, l’aube aux doigts roses... » (sublime proposition quand Victor Bérard dans La Pléiade se contente de : « Aussitôt qu’apparut l’Aurore aux doigts de roses »), ce vers si bien traduit par Jacottet revient comme un refrain tout au long du voyage de Barbin. Une roue des bras aura suffi pour dire le passage de la nuit, un vers suffit pour dire la lumière qui s’invite dans un nouveau jour, une nouvelle histoire. Ainsi passent les années, ainsi vieillit Ulysse au retour sans cesse entravé, contrarié. Le vers aux doigts roses dit tout en douceur par la voix naturellement grave de l’acteur Jean-Damien Barbin est comme le métronome du spectacle et sa basse continue. Elle donne le ton, la voie d’accès d’un côté à la voix chantée mezzo vocce, de l’autre à la voix forte accompagnée d’un déploiement du corps. Douceur et fureur.
Avant de parler, de raconter son voyage, Ulysse a demandé à l’aède de lui chanter ses exploits, la prise de Troie, le cheval, les tueries, tout ça. L’aède chante, Ulysse l’écoute, comme si l’aède racontait les exploits d’un autre, d’un héros de la mythologie peut-être, il est spectateur. Voyant et écoutant le talentueux aède (sa renommée est grande), Ulysse « faiblit » et pleure, « comme une femme pleure son époux en l’étreignant », un époux qui a défendu sa cité et qui, blessé, « convulsé et mourant », est emmené en captivité.
Ensuite seulement, cédant enfin aux adjonctions de ses hôtes, Ulysse consent enfin à raconter son voyage, c’est le début du chant IX de L’Odyssée et c’est là que commence le spectacle. C’est là qu’apparaît l’acteur, le visage illuminé et ravagé à la fois de celui qui revient de loin et de cet Ulysse qui vient de pleurer, cet homme faible. Et il commence faiblement. Son voyage est d’abord intérieur. Debout, adossé à un tabouret, évoluant sur un praticable en forme de barque devant un pupitre qui est à la fois comme une lyre et un gouvernail.
Sur le côté, entouré d'instruments et tablettes, le musicien Claude Gomez. L’acteur l’interpelle parfois d’un « tu vois, Claude » comme Raymond Devos s’adressait à son pianiste impassible, énième déclinaison du clown blanc et de l’Auguste. Au fond de la scène par ailleurs nue, par intermittence s’impriment des images en mouvement d’îles, de mer, de rochers (beau travail de Gwenaëlle Rabin). Une mise en scène de Claude Brozzoni qui cosigne l’adaptation avec Jean-Damien Barbin.
Comme l’acteur, Ulysse est très entouré, par ses hommes d’équipage et d’expéditions meurtrières passant son temps à réparer leurs bêtises, par les femmes qui le séduisent et l’ensorcellent, par les dieux qui l’asticotent ou rivalisent de ruse avec le rusé Ulysse, mais tout autant, il est très seul. Alors comme Ulysse écoutant l’aède, on pleure quand Jean-Damien Barbin rencontre la mère d’Ulysse et que la mère morte souffle à son fils : « C’est le regret, c’est le souci de toi, mon noble Ulysse / C’est mon amour pour toi qui m’ont ôté la douce vie. »
Bonlieu, scène nationale d’Annecy, les mar, mer, ven, sam à 20h30, jeu 19h, dim 17h, séance supp. le sam 26 à 15h, jusqu’au 30 nov ;
Espace Malraux, Chambéry, du 3 au 5 déc ;
Maison des arts du Léman, Thonon, les 10 et 11 janv ;
L’Esplanade du lac, Divonne, le 2 fév.
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