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Billet de blog 23 février 2016

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Une Américaine à Dijon, un dîner-spectacle à L’Aquarium

M. F. K. Fisher a écrit des livres dont la cuisine est le pivot et dont les traductions sont introuvables. Ces livres ont inspiré à Stéphane Olry et Corine Miret un spectacle qui ne se joue plus. Reste l’âpre plaisir d’en lire la chronique amoureuse.

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Illustration 1
Corine Miret en M.F.K. Fisher © Hervé Bellamy

Il en va des chroniques gastronomiques comme de certains spectacles. Dans le premier cas, le jour dit, on salive en lisant la chronique hebdomadaire, on jouit de ces « blancs en neige cuits à la vapeur » qui se font « chavirer par un jaune coulant » (toute la suavité est dans le verbe chavirer), tout en sachant que l’on ira sans doute jamais s’asseoir dans le restaurant en question (trop loin, trop cher) d’autant que le (la) critique gastronomique se fait généralement un malin plaisir à vous dire qu’il faut au moins six mois d’attente pour espérer entrevoir ces délices et y délester son portefeuille d’une somme rondelette.

Remettre le couvert

Il en va de même dans le second cas, celui des spectacles (exceptée la somme rondelette qui ici se réduit souvent au prix de deux ou trois tranches très fines de jambon Beluga) dont le chroniqueur, ici présent, parle en vous faisant – espère-t-il – saliver de plaisir alors qu’on ne peut pas les voir parce qu’ils se jouent trop peu ou trop loin ou encore qu’ils ne se jouent plus.

C’est le cas du spectacle Une mariée à Dijon (il ne se joue plus) qui est aussi un dîner et qui est d’abord le titre d’un livre exquis qu’il serait sot (l’y laisse, oui, vous avez raison, passons cette niaise parenthèse) de réduire à un livre de cuisine ou une compilation de recettes, même si la nourriture du corps y occupe une place servant comme des lunettes à mieux voir le monde. Tous les lecteurs (nombreux) de M.F.K. Fisher auront reconnu là le titre d’un de ses livres les plus célèbres bien que devenu difficilement trouvables en traduction française. Les bons restaurants aiment garder à leur carte un plat qui a fait le succès de la maison et le plaisir renouvelé des clients ; il n’en va pas de même des éditeurs qui se font souvent tirer les oreilles (quand ils ne font pas la sourde oreille) pour remettre le couvert d’une réédition.  

Le Fantôme de Brillat-Savarin, autre livre de Fisher, difficilement trouvable comme les autres, et tout aussi délicieux, va s’inviter également dans le spectacle entre les plats servis aux spectateurs-convives accueillis par Stéphane Olry et ses acolytes en tablier noir, pas plus de cinq ou six par table comme le préconise Fisher.

La gamme du croustillant

Dans le métro me conduisant à la Cartoucherie, je poursuivais la lecture de la chronique gastronomique (Libération de samedi dernier) où le verbe « chavirer » venait de m’émoustiller. Hélas, quelques lignes plus loin, la chroniqueuse baissait soudain sa garde, se laissant aller au service minimum en parlant d’une« volaille de Bresse subtilement farcie entre la chair et la peau ». C’est un peu court, un peu feignant, ce « subtilement ». On voudrait que la chroniqueuse, par ailleurs excellente, nous fasse voyager plus avant entre la peau et la chair, qu’elle déploie la batterie des épices, le charivari des herbes, la gamme du croustillant. Ne lui jetons pas la pierre. Le  chroniqueur  théâtral  pris  entre l’enclume de la mise en scène et le marteau de la pièce ne fait souvent guère mieux en réduisant le talent de l’acteur à un habituel « formidable », « en pleine forme » et autres « ça m’suffit ».  

Bref, en entrant au Théâtre de l’Aquarium, je ne savais pas trop à quelle sauce j’allais être mangé. C’est l’angoisse du chroniqueur avant le spectacle : vont-ils me prendre par la rate, par les sentiments ? Vont-ils attiser mon gosier, tirebouchonner mon estomac, me rouler dans la farine, vouloir m’acheter avec une « p’tit’ coupe » ? Non, en vérité, je ne me posais pas toutes ces vaines questions car je connais bien l’auberge du théâtre qu’est La revue Eclair et ses tenanciers, Corine Miret et Stéphane Olry, pour avoir souvent goûté à leurs plats iconoclastes, souvent désarçonnant comme ces chips de betteraves crues  inventées naguère par Pierre Gaignaire.

J’y  pensais à ces chips, car ce soir-là tout commença par une « salade cristal » faite de « betteraves crues et cuites » accompagnées de « fromage blanc saugé ». Tout est dans le « saugé ». La sauge fortifie les songes, tous les alchimistes vous le diront, et de fait ce « saugé »-là  mis en bouche avec une cuillerée de cette bataille rangée de betteraves (la guerre des roses et des rouges) me laissa songeur.

Un faisan peut en cacher un autre

C’est alors que Corine Miret entra en scène habillée à la mode Fisher (écrivain excentrique sous son allure bourge classique), portant un collier et coiffée d’une impeccable mise en plis.  Non, elle n’entra pas en scène (c’est court, c’est feignant), elle glissa entre les tables, scrutant les regards, telle la cuisinière d’Aggugliano (petit village au-dessus d’Ancona) venant tester de table en table la réception de son poulet au vinaigre. Ayant atteint une position centrale, l’actrice se contentera, dès lors, de pivoter sur elle-même pour regarder avec égalité toutes les tables, tout en s’aventurant dans le babil de Miss Fisher.

Tout commence par l’arrivée à Dijon de la jeune Américaine au bras de son mari, jeunes mariés, novices en tout, même en escargots. C’est un voyage initiatique, le  gourou est un certain Charles, celui qui aux « Trois faisans » apporte les menus, explique les plats, conseille les vins, suggère des alliances. Un personnage-clef, un passeur qui fera du couple des connaisseurs, même si Fisher ne s’attarde pas trop sur son mari qu’elle finira par quitter. Quand elle reviendra au « Trois faisans » au bras d’un autre, des années plus tard, cela sera une tout autre histoire. Il en va là encore des restaurants comme des spectacles : difficile de remettre ça des années après, l’éclat de la découverte entretenu par le souvenir qui magnifie tout est source de déconvenues. Mais pas seulement.

Sucré ou sacré ?

Entre-temps, on aura lampé à la cuillère la « soupe d’office » composée de « courges Rouge d’Etampes, poireaux, carottes, crème et romarin » avec une pointe de poivre du Népal. On aura suivi Fisher du côté de son radiateur où elle nous aura initié à « L’art et la manière de manger des petits quartiers de mandarines desséchées », l’actrice Corine Miret étant accompagnée par le violoncelliste espiègle Didier Petit dont la prestance sautillante est en accord avec l’écriture acidulée et pétillante de Mary Frances Kennedy Fisher.

Juste avant le final, une « compote de raison » aura effectivement eu raison de nous en associant des « pommes Calville blanches » à des graines de lin et de pavot asticotées par des feuilles de menthe finement ciselées. Le tout provenant du « potager fruitier du Château de la Roche-Guyon » où La revue Eclair d’Olry et Miret a ses habitudes.

4.48 psychose de Sarah Kane par Sara Llorca et Charles Vitez (que j’ai malheureusement raté mais dont on m’a dit grand bien) et ce régal de La revue Eclair ouvraient un cycle « paroles de femmes » (toujours cette manie d’enfermer les femmes dans des cases) au Théâtre de l’Aquarium qui se poursuit actuellement avec deux autres spectacles, Garde-barrière et garde-fou par Jean-Louis Benoît et Sacré, sucré, salé par Stéphanie Schwartzbrod (lire ici).

Théâtre de l’Aquarium, 19h et 21h.

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