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Billet de blog 23 février 2018

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«Poussière» de Lars Norén: une grande pièce qui fait vivre la fin de vie

Il fait bon quand un théâtre français commande une pièce à un auteur. La preuve par «Poussière» de Lars Norén, une commande de la Comédie-Française pour son excellente troupe. Une pièce au long cours, saisissante et crépusculaire. Dommage que le metteur en scène Norén soit dépassé par l’immensité de sa pièce.

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A la page 78 de Poussière, la dernière pièce traduite du Suédois Lars Norén, I et D échangent quelques mots : « I. Il se passe pas grand-chose. D. Je crois que c’est ça le principe. Enfin il ne se passe rien. I. Non. D. Est-ce que ce n’est pas ce à quoi on a toujours aspiré ? » Tout est dit. Deux voix en fin de souffle. Deux corps en attente du dérèglement final.

Une odeur de pourri

Nous sommes à peu près à mi-parcours de la pièce (qui tourne autour de 130 pages) où évoluent dix personnages retraités de modeste condition le plus souvent, ayant pour nom une lettre de l’alphabet, de A à J. Ils, elles ont été ouvrier dans le bâtiment, coiffeuse, médecin, chauffeur routier, pasteur, agent d’hôpital, livreur ; ils ont connu des hauts et des bas mais n’ont pas été victimes d’un chômage de longue durée. Seule à avoir un prénom, une jeune fille, déficiente mentale, Marylin, apporte un vent d’ailleurs en fredonnant des chansons tristes de Françoise Hardy comme le sublime Message personnel.

Qui sont ces personnes qui attendent, n’ont plus de projet de vie ? Des Français, comme le sont les acteurs pour qui la pièce a été écrite, ou des Suédois, comme l’est l’auteur ? On ne sait. Disons qu’ils sont de modestes retraités européens de l’ouest séjournant dans un hôtel moyen du bord de mer d’un pays chaud, probablement en Afrique (du Nord ou pas), un continent qui dans l’autre sens nourrit le flux des réfugiés, comme dit l’un des personnages. Ce n’est pas le grand luxe, cet hôtel dont on ne voit pas le personnel. Ils le fréquentent pour certains depuis plus de trente ans, ils ont vieilli avec lui, et l’hôtel aussi a vieilli, des chaises manquent, il n’y en a pas pour tout le monde.

Il ne s’est pas passé grand-chose depuis le début et il ne se passera rien de notable jusqu’à la fin de la pièce. Ceux qui disparaissent, ou plutôt s’éteignent un à un sans faire grand bruit, se contentant de peu : on cesse de parler, on ferme les yeux, on s’oublie. La mort des uns et des autres n'’est pas un drame, elle est ce qui vient après le dernier mot. L’odeur de pourri et de putréfaction est déjà là avant, elle prépare le terrain, « on sent quand on se couche à quel point on pue. Comme si on était déjà mort », dit J. La mémoire est un feu qui a des soubresauts, des retours d’enfance quand on souffle sur ses dernières braises. Il y a longtemps que l’on a jeté la dernière bûche au feu.

Tout s’étiole, on entend de moins en moins, on perd l’appétit, on a de plus en plus froid. Certains ne sont pas si vieux que ça, semble-t-il, mais la retraite, la cessation d’activité les a plongés dans une léthargie de vivre, un repli sur soi souvent poisseux, égoïste. Seuls ou en couples (lesquels ne sont pas bien vaillants voire effroyables), ils soliloquent plus qu’ils ne font la conversation.

Ils n’ont pas tous atteint le grand âge mais leur cohabitation ne les rajeunit pas. « Je n’ai pas eu le temps de devenir jeune », dira B par trois fois. Leur vie est faite de redites. Leur vie est derrière eux. L’âge importe peu, ils attendent l’échéance en trompant l’attente comme ils peuvent, en se souvenant, en se chamaillant, en se supportant. Seul, I dit être né en 1943, soit un an avant l'auteur, Lars Norén qui signe avec Poussière une pièce crépusculaire, tendrement impitoyable.

« Nous sommes là »

La pièce est une commande. C’est suffisamment rare aujourd’hui en France pour être signalé. Une commande faite par l'Administrateur de la Comédie-Française, Eric Ruf, à l’auteur suédois qui était déjà venu il y a quelques années mettre en scène l’une des ses pièces, Pur, au Théâtre du Vieux Colombier. Cette fois, c’est le lieu saint, la salle Richelieu. Et pour onze actrices et acteurs de la maison de Molière, onze personnages comme souvent dans les pièces de Jean-Baptiste Poquelin. Ce n’est pas aux personnages de ce dernier qu’on pense en lisant Poussière mais à d’autres empruntés à Samuel Beckett. « C’était une belle journée aujourd’hui », dit par E, fait forcément écho à la vieille Winnie de Oh les beaux jours (« encore une journée divine », « quel beau jour ça aura été »).

Premiers mots de Poussière, entre A, le mari, et B, sa femme : « A. Nous sommes là. B. Oui. Pause. A. N’est-ce pas. Pause. B. Comme  d’habitude. A. Oui, c’est ce que je dis. Pause. B. Ensemble. Pause. A C’est ce que je dis. Tousse. » Une musique de mots qui rappelle Beckett, certes, mais on en est loin. A et B ne sont pas seuls au milieu de nulle part, mais dans un lieu de villégiature et au sein d’un groupe conséquent. Poussière tient sa force dans la présence continuelle des onze personnages qui restent ensemble tout au long de la pièce ou presque. La maigreur beckettienne laisse place à des répliques qui semblent sortir d’un robinet coulant continuellement où chacun vient s’abreuver, le joint en lambeaux du robinet rafistolé de ficelle ne parvenant plus, même fermé, à arrêter le débit. On parle court, goutte par goutte, mais parfois un souvenir, une douleur dégouline aux lèvres en abondance.

Poussière est une communauté de solitudes faite d’épluchures d’adieux sans cérémonie, de deniers bavardages en attendant que ça finisse. Beaucoup ont perdu une épouse, un époux, un enfant, un chien. Au bord de leur propre mort, ils vivent avec leurs morts en bonne compagnie.

Lars Norén s’est entretenu avec sa collaboratrice artistique Amélie Wending en marge du spectacle et c’est comme un sous-texte à sa pièce : « Avant, mes pièces étaient très remplies, ma poésie aussi ; maintenant, j’enlève, je « décrée », on pourrait dire. Avant, il était important pour moi de savoir où mon texte finirait. Maintenant, si j’écris et si je sais ce que ma pièce va devenir, j’arrête immédiatement. » Poussière n’a pas de fin, la pièce s’arrête par épuisement, parce qu’il n’y a plus rien, plus personne, plus de bouche à nourrir de mots.

« Dans la phase de vie où je suis...  »

Ce n’est pas une pièce à part, elle participe du dernier temps de son œuvre, nous dit Norén. « Ces pièces sur les personnages âgées sont nées parce que moi-même je vieillis. Je ne suis plus intéressé par les phrases intelligentes et bien huilées, je connais cette machinerie. Je veux créer différentes atmosphères, différents mouvements. Dans la phase de la vie où je suis, je réalise que ce sont les choses très simples qui recèlent les plus grands secrets. » C’est cela que Lars Norén traque et thésaurise dans Poussière.

Jusqu’à la veille de la première, Lars Norén a modifié le texte et taillé dedans. La version publiée dont je parle ici est sensiblement différente de celle qui est jouée. Norén a travaillé à l’écoute des acteurs du Français. Il n’est pas le premier à procéder ainsi. Je me souviens de ces pages où Jean-Louis Barrault raconte comment Paul Claudel qui assistait à ses côtés aux répétitions d’une de ses pièces, revenait le lendemain avec une nouvelle version d’une scène, laquelle, répétée la veille, lui avait paru insatisfaisante. Les acteurs devaient tout recommencer, apprendre le nouveau texte. C’est un peu ce qui s’est produit avec Poussière, sauf que Norén qui signe la mise en scène de sa pièce n’a pas à ses côtés un Barrault pour relancer la machine, serrer les boulons, huiler les mécanismes.

Dans dix ans, dans vingt ans

Le soir où j’ai vu le spectacle, c’était l’une des premières représentations, le jeu des acteurs flottait. Ils n’avaient pas atteint la légèreté et la souplesse que requiert cette vaste pièce. Etait-ce dû à la difficile mémorisation de ce texte ? Sans doute. Mais pas seulement. Claudel pouvait s’appuyer sur Barrault, Lars Norén n’a pas cet appui. Il lui fallait diriger onze acteurs ensemble. Pas simple. C’était trop. Le metteur en scène semble aussi avoir porté toute son attention sur les mots que disent les acteurs mais en négligeant  leur corps. Il manque le regard qu'aurait pu porter sur eux un Thierry Thieû Niang. Si je cite ce danseur et chorégraphe, c'est que pendant  le spectacle me sont revenues des images du film de Valéria Bruni-Tedeschi Une jeune fille de 90 ans où on le voit travailler avec les pensionnaires aux corps bloqués ou engourdis du service de Gériatrie à l'hôpital Charles Foix d'Ivry.

Trop vert les soirs des premières représentations, le spectacle a aussi besoin de vieillir. De se simplifier. De renoncer à ce tulle blanc ridicule derrière lequel les morts vivent une seconde vie. Il a besoin de se décharner.

En Slovénie, un metteur en scène-poète a écrit et mis en scène un spectacle qui ne se donne qu’une fois tous les dix ans. La première a eu lieu il y a plus de trente ans, la quatrième représentation aura lieu dans quelques années. Si un acteur meurt entre temps (cela n’a pas encore été le cas), un robot, cette marionnette des temps modernes, le remplacera.

Rêvons pour Poussière d’un destin similaire, en remplaçant le robot par un tas de cendres. Que les acteurs qui viennent de créer Poussière à la Comédie-Française – et il faut tous les citer car ils sont tous irréprochables : Hervé Pierre (A), Dominique Blanc (B), Anne Kermesse (C), Alain Lenglet (D), Danièle Lebrun (E), Christian Gonon (F), Bruno Raffaelli (G), Martine Chevallier (H), Françoise Girard (Marylin) – que tous ces acteurs donc se retrouvent dans dix ans pour reprendre Poussière. Et ainsi de suite, tous les dix ans. Jusqu’à leur mort. Le texte de Poussière leur survivra. Vieillira-t-il bien ?

Comédie-Française, salle Richelieu, en alternance jusqu’au 16 juin.

Le texte de Poussière est paru aux éditions de L’Arche, 144p., 14€.

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