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Au salut, Juliette Binoche (Antigone) et Patrick O’Kane (Créon), reviennent saluer ensemble. Et ce n’est que justice. D’une part parce que la pièce de Sophocle qui a pour titre « Antigone » est tout autant la tragédie de Créon, et d’autre part parce que l’actrice et l’acteur méritent des éloges à part égales.
Les seuls qui ne viennent pas saluer ce sont le maître d’œuvre de la soirée, le metteur en scène flamand Ivo van Hove, et sa fidèle garde rapprochée : Jan Versweyveld (décor et lumières), et Daniel Freitag (son et musique). Les trois étaient à la manœuvre pour « Marie Stuart » dont on a parlé récemment, c’est un trio de très haut vol et l’on devine que leur complicité dans « Antigone », est, une fois de plus, de tous les instants. Ce qui offre à ce spectacle, comme précédemment pour « Marie Stuart », une partition visuelle et sonore d’une extraordinaire efficacité, comme une basse continue pour le jeu des acteurs, un constant soutien. La façon dont Binoche a de jouer pieds nus et Kirsty Bushell (Ismène) de porter de fins talons hauts, pour ne citer que ce détail, montre combien cette version d’« Antigone » développe un dense faisceau de signes où la voie d’accès à la langue de Sophocle est immédiate.
"Un roi d'un genre nouveau"
L’espace plat presqu’abstrait est à la fois une lande, un sol surélevé et une vaste table genre table du conseil des ministres, propre à prendre les décisions les plus graves. Au fond, un mur vertical (où sont projetés des images vidéos jouant sur un indistinct présent) où trône en son centre un disque solaire : la tragédie est un condensé qui va du petit matin à la nuit, où le temps file inéluctablement, portée par le vent qui souffle fort. Le corps d’un mort apparaît au cœur du problème et au centre du plateau : celui de Polynice, le frère d’Antigone et d’Ismène. Dans l’axe central, au fond, une porte étroite, un goulot d’étranglement dans lequel la tragédie finira par se concentrer quand elle atteindra le pouvoir en son sein. C’est à ce genre de coups de griffe scénique que l’on reconnait la puissance d’un metteur en scène qui sait que l’espace doit servir le jeu des acteurs, lui donner des armes pour aller plus loin.
Créon, nouveau souverain (« un roi d’un genre nouveau » dit le Coryphée), refuse que Polynice soit inhumé et veut qu’il soit livré aux becs des vautours, déchiqueté. Ismène se soumettant à celui qui a le pouvoir, accepte cette horrible sentence, Antigone s’y refuse, elle est celle qui dit non. Antigone sait ce qu’elle fait, elle sait qu’elle va mourir, « le malheur est en marche » dit-elle à peine entrée en scène.
Antigone choisit son frère comme Camus à l’heure de l’Algérie avait choisi sa mère. Sa position est individuelle mais s’appuie sur une loi ancestrale et morale, une loi supérieure, « les lois non écrites, celles qui ne peuvent s’effacer» dit-elle. Pour elle, la décision de Créon est inique et arbitraire. Créon répond par la raison d’état, la loi en vigueur. Et puis il lui faut faire ses preuves dans l’épreuve comme tout souverain : interdire que l’on ensevelisse le corps de Polynice est un acte fort qui doit assoir son autorité. Toute comparaison avec nos souverains d’aujourd’hui est la bienvenue.
Le conflit est donc le moteur de la pièce. Loi suprême contre loi terrestre, individu contre état. Avec ce corollaire : la vox populi. Et la façon dont Créon va mal évaluer la situation et le rapport de forces, pour longtemps se buter, même prévenue par le bon vieux Tirésias. Quand il commence à céder, à douter, c’est trop tard : condamnée à mourir Antigone a préféré se tuer. Son fiancé, Hémon, le fils de Créon, après s‘en être pris à son père, se suicide. Bien que morte, la « petite Antigone » (comme disait Jean Anouilh, auteur d’une version Assimil de la pièce) triomphe. Elle pleurait un frère, Créon pleure un fils et pour finir son épouse Eurydice qui se poignarde sur le corps de sa progéniture. Un roi à ramasser à la petite cuillère anéanti par un destin « trop lourd » pour lui. Toute comparison avec, etc.
La traduction anglaise de la pièce de Sophocle par Anne Carson, pour peu que je puisse en juger, semble reprendre des partis pris rythmiques jouant à fond sur le vocabulaire simple de Sophocle qui font la force vive de la belle traduction en langue française d’Irène Bonnaud et Malika Hammou (publiée aux Solitaires intempestifs) citée ci–dessus.
Un détail involontaire a infléchi la vision que j’ai eue de ce spectacle au soir de la première assis au milieu de la salle. Là, pas trop près des acteurs, la silhouette, la démarche, le crave chauve de Créon m’ont constamment fait penser à Yanis Varoufakis, le ministre de l’économie du gouvernement grec d’Alexis Tsipras, un gouvernement qui a commencé par dire non aux diktats de la troïka. Etrange chassé-croisé.
De Juliette Binoche à Patrick O'Kane
L’histoire de ce spectacle est, elle aussi, étrange. Juliette Binoche voulait jouer en anglais -elle parle cette langue couramment et le prouve- noble envie pour une actrice qui a traversé bien des aventures au cinéma surtout, mais qui est attiré par le théâtre comme par un aimant, tradition familiale oblige. Elle songeait à un metteur en scène, ses producteurs (le Barbican centre) lui en ont proposé un autre : Ivo van Hove. Lequel lui a parlé de tragédies grecques. Et Binoche a voulu « Antigone ». Jeune spectatrice, elle avait été éblouie par cette pièce de Sophocle. Bon choix.
Contrairement au metteur en scène qui, il y a deux festivals d’Avignon avait monté « Mademoiselle Julie » autour d’elle, réduisant la pièce à un jeu de faire valoir, Ivo van Hove déploie les trois pivots qui structurent la pièce : Antigone, Créon et, au milieu, témoins et acteurs, un chœur, des représentants de la société (dont Ismène adopte les codes). De la française Binoche, Ivo van Hove fait comme une étrangère jetée dans ce monde policé interprété par d’excellents acteurs anglais. Avec ses pieds nus, sa robe noire toute simple, sa façon de fouler le sol, de remuer la terre, son phrasé plus onctueux, elle semble venir d’ailleurs, d’un autre monde. Magnifique. C’est une sauvageonne solitaire dont le Créon de Patrick O'Kane, avec son impeccable costume et sa voix grondante d’autorité, se méfie tout en tentant de l’apprivoiser. Un gouffre les sépare. On pense à cette réplique que dit Marianne-Karina à Ferdinand-Belmondo dans « Pierrot le fou » de Jean-Luc Godard: « tu me parles avec des mots et moi je te regarde avec des sentiments ».
Théâtre de la ville, 20h30 sf lundi, dim 15h, jusqu’au 14 mai, en anglais surtitré en français