Des chaises solitaires dressées et arrimées sur les corniches bordant les toits des très hauts immeubles de l’ensemble Orgue de Flandre (89 avenue de Flandre, Paris XIXe), restent vides, esseulées. Privées des paroles poétiques en forme de questions que devaient y écrire, à l’encre sur du papier, « les regardeurs d’en haut » avant de lâcher dans le vide leurs feuilles volantes honorées de mots, afin qu’elles tournoient et tournicotent jusqu’au sol pour être ramassées par les « regardeurs d’en bas » qui, armés de jumelles chinoises, auraient suivi l’opération baptisée « Les regardeurs, une veille étymologique ».
La poésie, c’est partout

Ce magnifique geste poétique de « tombées d’écriture », dernière manifestation en date des « Souffleurs, commando poétique » n’a pas eu lieu dans ce quartier populaire de Paris où il se préparait depuis des mois. Le préfet de police de Paris l’a interdit au dernier moment, à la veille du premier jour le 20 mai pour risque de trouble à l’ordre public et incitation au suicide. Grotesque. Les habitants du quartier ont vécu cette interdiction comme une humiliation. Si cette opération s’était déroulée en haut de quelques toits des beaux quartiers, la réaction du préfet aurait-elle été la même ? Ni l’intervention de la Ville de Paris, ni celle du ministère de la Culture n’ont pu infléchir sa décision.
En attendant des jours meilleurs, les Souffleurs occupent les lieux comme ils devaient le faire, jusqu’au 24 mai, aux heures qui auraient été les leurs s’ils avaient pu s’asseoir sur les chaises hautement perchées. Ils organisent des ateliers d’écriture à deux pas du square au pied des tours, on s’y presse. Les chaises vides gardent le paysage « installées comme des sculptures de vertige », mais restent « interdites aux vivants », dit tristement Olivier Comte, l’âme en chef des Souffleurs. Jamais à court de gestes poétiques, son équipe, avec l’aide des habitants, a eu l’idée de considérer les empilements des boîtes à lettres comme des maquettes des immeubles. Ensemble, ils ont dressés dessus des petites figurines en carton, des mini-regardeurs. La poésie s’immisce partout.
« Nous interrogeons les lignes de force de notre démocratie. On nous répond le grand mélange des peurs d’aujourd’hui : plan vigipirate, quartier sensible, délinquance, 7 janvier, suicide », écrivent les Souffleurs sur leur site. La décision du préfet de police, pour absurde qu’elle soit, n’en est pas moins révélatrice de la façon dont l’espace public est de plus en plus corseté, voire étouffé sous couvert de règlements régissant la sécurité des biens et des personnes. Tous les artistes travaillant dans la rue, les friches, les espaces industriels désaffectés, les places publiques, en savent quelque chose. Le 18 juillet prochain au fFstival d’Avignon, Pierre Meunier réunira quelques-uns de ses pairs sur ce sujet.
Ici même, sur son blog, Serco Aghian a raconté sa journée du 21 passée sur les lieux, avenue de Flandre.
Le conte de Beaugency
Groupe ou commando créé en 2001 à l’initiative d’Olivier Comte, les Souffleurs ont promené un peu partout en France et dans le monde entier leurs parapluies, leurs éventails et leurs tenues noirs, les longs rossignols au bout desquels ils soufflent de la poésie dans l’intimité de l’oreille. Ils se font un point d’honneur quand ils sont à l’étranger, que cela soit au Mexique ou au Japon, à souffler la poésie dans la langue du pays. Tout cela se fait avec une infinie douceur, un calme qui contribue à leur credo : « le ralentissement du monde ». C’est là la face la plus connue de leur travail mais le commando mène tout autant, et inlassablement, beaucoup d’actions d’immersion comme celle des Orgues de Flandre où ils ne sont plus des souffleurs mais des artistes poètes à l’origine de « levées d’écriture vagabondes », des manifestations « douces » elles aussi.
L’été dernier, dans le cadre du festival Excentrique O Centre, ils ont séjourné dans un quartier délaissé de Beaugency où il ne se passait jamais rien. Ils ont labouré, planté, fait émerger deux hectares de « déclarations », des bouquets, des bosquets de mots brandis par une foule immense. Le succès fut tel que le conseil municipal de Beaugency vient de décider que sa fête annuelle se tiendrait désormais dans ce quartier excentré. Beaugency n’est pas Paris. Ni Aubervilliers, camp de base des Souffleurs. Ils y seront, libres « regardeurs » (le préfet de police de Paris n’a aucune autorité sur le territoire d’Aubervilliers) les 28 et 29 mai, en « veille continue » du lever (8h) au coucher (20h) du soleil, au sommet et au pied de la tour Rechossière, 5 rue Rechossière.