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Le festival du théâtre de rue d’Aurillac qui vient de se clore à pas d’heure dans la nuit de samedi à dimanche avait commencé le mercredi 19 août au soir par une offrande. Ce soir-là, la vieille ville d’Aurillac brilla de mille et un feux allumés par la compagnie Carabosse au nom de fée pour fêter les trente ans du festival et, in petto, la disparition de son fondateur. Un beau titre : Veillées d’âmes. Pas de nostalgie, pas de larmes mais de l’émerveillement en veux-tu en voilà encore. Pas de bougies mais des centaines de braseros, de folles flammes.
Michel qui l’eût dit ? Crespin qui l’eût cru ?
La plupart des commerçants avaient joué le jeu et éteint vitrines et enseignes pour laisser place, tout luminaire municipal éteint, à des théories de ruelles balisées de torchères, à force cascades de boules de feu et autres tourniquets flamboyant sur les places, à d’étonnants lampadaires et chemins de braise jouxtant le flanc du square Vermenouze, endroit traditionnellement occupé par des « punks à chiens ». Et ces derniers n’étaient pas les derniers à être touchés par le chatoiement de ces feux innombrables.

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On ne pouvait imaginer plus doux hommage à Michel Crespin, l’inventeur et créateur de ce festival et de bien d’autres choses. Ce père tutélaire du théâtre de rue, cet apôtre laïc du théâtre public, cet agitateur d’idées, ce manitou de l’espace urbain est mort l’an dernier. Ce samedi 22 août, au dernier jour du festival, Générik Vapeur présida à la cérémonie, peu orthodoxe comme il se doit, de l’inauguration de la désormais place Michel Crespin, ex-place de la Paix, haut-lieu de grandioses gestes artistiques qui ont ponctué ces trente ans. Michel qui l’eût dit ? Crespin qui l’eût cru ?
Il y croyait, comme y croit son héritier et successeur Jean-Marie Songy qui a voulu que cette édition du trentenaire réunisse dans sa programmation autant d’anciens piliers que de troupes plus récemment affirmées ou encore en devenir, sous le slogan déployé sur la façade de l’hôtel de ville le jour de l’inauguration : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » Une belle édition. Déclinée ici en trois volets. Aujourd’hui, les anciens qui pétaradent le feu, demain la relève qui ne manque pas de peps et de neurones, et puis un troisième volet consacré à la présence particulière au festival du Théâtre de l’unité. Organisme d’utilité publique jamais à court d’idées depuis sa création en 1972, cette troupe pionnière du théâtre de rue est la patriarche des bandes d’hurluberlus présentes cette année à Aurillac.
De la montgolfière à Little Nemo
Quatre ans après l’Unité, en 1976, naissait une drôle de compagnie, Les Plasticiens volants. La troupe, non encore constituée comme telle, avait préparé le terrain au futur festival en venant se produire à Aurillac au milieu des années 70. Marc Mirales, son maître à rêver, son bidouilleur en chef, la tête toujours tournée vers le ciel et les engins volants, aime raconter cette scène comme qui dirait primitive. Cela se passait quelque part en banlieue parisienne au début des années 70. Mirales et Crespin (d’abord un artiste, comme son successeur Songy) et leurs compagnons du Theatracide essayaient d’attirer le public en bricolant dans la rue ce que Crespin avait appelé du théâtre forain. « Ça marchait pas. Alors un jour j’ai eu l’idée de gonfler ma montgolfière. Et ils sont venus. En masse. » Crespin devait dire plus tard à Mirales : « Ce jour-là, j’ai compris ce qu’était l’espace public. »
De tous les projets fous que Songy et les artistes qui ont fait la légende d’Aurillac avaient concocté pour cette édition, seuls sont restés, finances obligent, celui de Carabosse (troupe créée en 1988) et celui des Plasticiens volants ; les autres ont été mis en jachère comme celui de Royal de Luxe (troupe créée en 1989) et quelques autres.
Après une longue absence, les Plasticiens volants sont donc de retour avec Little Nemo in Slumberland . Depuis longtemps, Marc Mirales voulait faite quelque chose avec cette bande dessinée de Winsor McCay qui a fait les délices des lecteurs du New York Herald Tribune entre 1905 et 1914. Avec cette case récurrente qui concluait chaque épisode : le petit Nemo est dans son lit, il se réveille, encore ensorcelé par ses rêves insensés que la BD vient de raconter au fil de saisissantes images. Des rêves avec des framboises géantes, des maisons qui marchent et se tortillent, un effrayant iguanodon sur le dos duquel poussent des champignons. Et quelques figures récurrentes comme Flip et sa grosse bouille fumant le cigare qui voudrait bien se faire la princesse sans nom, la fille du roi Morphée, que convoite chaque nuit le petit Nemo.
Il fallait l’art accompli, la technicité hors pair des Plasticiens volants pour donner corps à ces personnages à travers une bande dessinée en mouvement dont les cases allaient être les rues et les places de la ville. Extraordinaire, ce moment où tout commence, la nuit tombée, par l’éveil au pays des songes de Little Nemo dont le visage arcbouté au rebord de son lit aux pieds gigantesques se gonfle et son lit monté sur pattes pareillement. Tout se déploie magnifiquement au-dessus de nos têtes jusqu’à flirter avec le haut des immeubles. C’est parti. En chemin, il rencontre les personnages de ses rêves jusqu’à la place Michel Crespin trois kilomètres plus loin, où la princesse l’attend. On suit, la bouche ouverte, les yeux émerveillés, on caresse les pattes du lit, on retombe en enfance, accompagné par des musiques qui nous viennent d’un temps que nous n’avons pas vécu.

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Au sol, des tas de personnages se frayent un chemin à travers la foule et, en jouant avec elle, souvent des animaux. Brillant de lumières auto-portées dans la nuit, ils accompagnent la sarabande, sous le déguisement, des amateurs d’Aurillac recrutés pour l’occasion, tout comme la fanfare. C’est l’un des points forts du festival que de mettre la ville de son côté, maire en tête, tout comme le fait de ne pas limiter le festival à Aurillac en ouvrant chaque mois le Parapluie (lire plus loin) et en parcourant les villages du Cantal lors des « Préalables » (dans les semaines qui précèdent la manifestation) avec des spectacles qui viendront ou pas au festival comme cette année la compagnie Cacahuète, autre troupe historique fondée dans les années 80, comme Délices Dada (au programme cette année mais que je n’ai pas pu voir) ou Kumulus.
Un radeau qui nous méduse
Comme Pierre Berthelot (Générik Vapeur), Barthélémy Bompart, le maître d’œuvre de Kumulus, est l’une des figures pionnières du théâtre de rue. Des hommes, surtout des hommes, même si Générik Vapeur a été cofondé par Cathy Avram, chanteuse de rock, et même si le Théâtre de l’Unité est né de la rencontre explosive entre Jacques Livchine et Hervée de Lafond.
Comme le dernier spectacle de Kumulus à être venu à Aurillac (Les Pendus, sur un texte de Nadège Prugnard), Naufrage créé cette année se donne sur un parking et gratuitement, comme la majorité des spectacles du festival officiel (12 contre 7 payants). La troupe est connue et appréciée. Bien avant l’heure, il faut se faufiler pour trouver une place autour du décor dressé au centre du parking : une scène carrée avec un mât central. On comprend vite que c’est un radeau et on n’en doutera plus lorsque la bête posée sur un pneu maléfique commencera à tanguer tant et plus.

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Montent sur le radeau trois hommes et trois femmes en habits soignés d’une autre époque (avec pour modèle le Casanova de Fellini), des corps gonflés d’orgueil, de nourriture trop riches et de suffisance. Au pied de la passerelle, un serviteur souffre-douleur a préparé des flûtes de champagne. Ambiance mondaine et décadente, peu habituelle à l’univers de Kumulus (« cela fait trente ans qu’on a des costumes de pauvres », plaisante Bompart). Il y a là comme un pied-de-nez grotesque (renforcé par le traitement des corps) parachevé par une langue réinventée que Bompart qui a longtemps pratiqué le grommelot avec sa bande, a baptisé gromson. Le rythme, les saccades, les trilles sont très travaillés (avec Jean-Pierre Charron, l’acteur spécialiste de la bande). On se toise, on se lance des vannes, on pépie, on cancane dans une gestuelle très chorégraphiée (Judith Thiébaut) sur une musique de Laurent Bigot. On se croirait dans un film de Buñuel projeté un poil au ralenti.
Au moment où l’ennui commence à poindre, tout se dérègle : le radeau, amarres coupées, part en haute mer, dérive, tangue. Une aristocratie en perdition qui, faute de nourriture, est à deux doigts de se cannibaliser et de manger le serviteur affublé soudain d’une tête de cochon. Bel aller-retour entre le radeau pauvre en nourriture mais riche en sacs en plastiques désespérément vides, que les convives jettent à la mer venant ainsi grossir cette énorme pollution et finir, poison mortel, dans les ventres des poissons.
Tout est parti d’un rêve de Jeff Thiebaut (Délices Dada) disant à Bompart : « j’ai rêvé que tu faisais un spectacle sur Le Radeau de la Méduse » (le célèbre tableau de Géricault inspiré d’une histoire réelle). Aussitôt rêvé, aussitôt fait. Mais, bien sûr, c’est la métaphore du radeau et du naufrage qui intéresse Kumulus. Le projet état déjà en répétition quand les naufrages d’émigrés en Méditerranée se sont multipliés. Le spectacle, encore en devenir, trop neuf n’en manque pas moins d’acuité. Trop neuf car comme tous les spectacles et particulièrement les spectacles de rue, le contact avec le public est déterminant pour affiner le rendu, trouver le bon tempo ce que Naufrage n’a pas encore complètement atteint. « Je suis quelqu’un d’assez en colère », dit Bompart. Cette colère, il la met dans ses spectacles. Elle est là, violente, acerbe, et par moments, bouleversante.
Deux centaures chez les traders
Fondé en 1989, le Théâtre du Centaure est la plus jeune compagnie de ces anciens au programme du trentième festival d’Aurillac. Ne leur parlez pas de spectacle équestre, ils ont ce terme en horreur. Les cantonner dans ce genre serait pour eux un signe d’incompréhension de leur démarche ou d’échec du spectacle. Centaures ils sont en scène, centaures ils veulent rester. Non des hommes maîtres de leurs chevaux et qui le prouvent avec superbe comme Bartabas, mais des êtres hybrides et indissociables. « Parce qu’il est une utopie, le centaure est pour nous une forme d’engagement », disent Camille et Manolo, les fondateurs du Théâtre du Centaure. C’est leur ambition depuis leur premier spectacle autour des Bonnes de Jean Genet. Depuis ils ont œuvré dans bien des espaces, les voici revenus à un espace frontal pour leur nouvelle création, La Septième Vague.
« La septième vague » est un terme familier aux milieux de la finance et fait référence à un nouvel effondrement des cours. En scène, deux amis, deux traders, formés par le même patron. L’un est resté dans le sillage du boss, l’autre a pris son indépendance. Ils se ressemblent mais s’opposent sur la gestion du temps et des risques. Ils parient l’un contre l’autre. Combat à coups d’ordres donnés par téléphone, de ruses, de calculs, de paris sur l’effondrement ou la hausse des cours. Un western d’aujourd’hui, où les armes sont aussi des ordinateurs lesquels peuvent faire mouche. L’amitié n’y résistera pas, la chute des valeurs ne sera pas seulement financière.
Voir un centaure pendu à son téléphone portable a quelque chose d’à la fois évident et surprenant dès lors que le corps de l’homme et celui de l’animal ne font qu’un. Il y a, sous-jacente, une extraordinaire complicité entre Manolo et Toshiro d’un côté et, de l’autre, entre Akira et Bertrand Bossard (par ailleurs artiste associé au 104 pour ses propres productions). C’est aussi le fruit d’une technicité de haut-vol qui ne roule pas des mécaniques.

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Leur travail est passé par une longue approche intensive du monde de la finance, si intensive que Manolo et Camille (qui signent le texte) s’y enferment un peu trop. L’opacité domine. Cela a aussi une conséquence, celle de faire le lit de la fascination pour un monde auquel on (la quasi-totalité des spectateurs) ne comprend rien. Par ailleurs, le spectacle qui vient tout juste d’être créé cède parfois à cet art équestre dont on parlait plus haut. Il arrive que la tentation soit trop forte. Simple scorie ? Le spectacle La Septième Vague a été répété dans sa dernière phase puis présenté au Parapluie, lieu de travail, proche d’Aurillac, géré par le festival. Tout au long de l’année, se succèdent en résidence au Parapluie des compagnies de théâtre de rue et, souvent, à la fin, elles se frottent au public. Une sorte de festival permanent dont profitent les habitants de la région.
Ne pas s’enfermer dans des codes, des normes, des règlements, des tempos. Maintenir une aventure « intranquille et pagailleuse », garder « le sens de la déraison et de la responsabilité », écrit, en pleine forme, Jean-Marie Songy dans son édito des trente ans. Derrière ses moustaches, Michel Crespin aurait applaudi à tout rompre les mots offensifs de son successeur.