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Leur nom résume leur paradoxe : KnAM. Comment lire, comprendre, ici en France ce mélange de minuscules et de majuscules ? En Russie, le pays d’où ils viennent, où ils sont nés , où ils ont grandi, conçu et fabriqué leurs spectacles tout en construisant de leurs mains leur petit théâtre de 24 places, leur nom va de soi. « K » et « AM » désignent la ville de Komsommolsk et AMyr ( prononcez amour), le nom du fleuve qui traverse la ville. Quant au « n » c’est celui de « na » qui veut dire « sur » comme on dit Ivry-sur-Seine. L’Amyr, fleuve boueux, n’est pas la Seine et son nom n’est pas russe mais vient du nanaï langue de la région, celle d’un des « petits peuples » si nombreux et si malmenés en Russie. Quant à baptiser cette ville Komsommolsk, c’est un mensonge bien stalinien : la ville n’a pas été construite par les komsomols (jeunesses communistes) de l’URSS, mais bien par les Zeks ( prisonniers) des goulags staliniens.
Les six artistes du KnAM viennent donc de là, de cette ville de l’Extrême Orient russe, géographiquement beaucoup plus proche du Japon que de Moscou et loin des grands théâtres de Russie. Ils sont été façonnés par l’histoire, la littérature et la langue russe mais la culture des Nanaïs ne leur est pas étrangère. Leur théâtre de 24 places, ils l’on façonné de leurs mains et abrité derrière une porte peinte en rouge comme les rideaux de théâtre Tout cela a contribué à affirmer la singularité de leurs spectacles qui, au fil des années ont su apprivoiser et maîtriser les innovations en matière d’éclairages et de vidéos au fur et à mesure de leurs avancées techniques tout en réinventant poétiquement leur usage. Ils sont aujourd’hui maîtres en la matière. Le KnAM a évolué, grandi, atteint une force scénique faite de pas grand-chose qui leur est aussi propre que peu commune.
Leur pays lui aussi a changé jusqu’à devenir aujourd’hui, à leurs yeux, une sorte de monstre comme le montre leur nouveau spectacle Nous ne sommes plus… avec des propositions scéniques époustouflantes d’inventivité. Certains objets comme des rescapés disent, ô combien, d’où ils viennent, mais tout est saccagé, défiguré.
Après s’être penché sur des œuvres du répertoire anciennes ou contemporaines comme Koltès ou Muller, le KnAM s’était rapproché au fil des années d’un théâtre documenté en traitant de la vie de son pays : l'enfance malmenée, la mémoire entravée et falsifié, le poids de l’URSS et des répressions staliniennes cisaillant bien des familles, les mensonges d’État, les prisons russes, la guerre en Tchetchénie sujet tabou comme aujourd'hui la guerre en Ukraine, l'absence d'avenir radieux, … Tout cela traverse leurs spectacles. Citons dans le désordre Je suis, Une guerre personnelle, Le songe de Sonia, Ma petite Antarctique, le Bonheur, Je n'ai pas commencé à vivre qui comme d'autres évoquait les vicissitudes de la vie hier et aujourd'hui à Komsomolsk. Ils vivaient et travaillaient là, au bout du bout de la Russie, dans cette petite ville, loin de Moscou; Leur théâtre indépendant (l’un des premiers de Russie) ne ressemblait à aucun autre, il n'était pas dans les clous des catégories habituelles, et donc suspect. Probablement, dans la Russie jusqu'au-boutiste de Poutine, ils auraient, tôt ou tard, étaient déclarés comme agents de l'étranger. Au fil des années, ils avaient su former un cercle d’amis et de spectateurs fidèles, mais, en haut-lieu, on ne les aimait guère. Moscou les ignorait (ils n’ont jamais été invités au Masques d’or, la grande fête du théâtre russe), cependant un jour, en raison de leurs succès à l’étranger peut-être, on leur avait miraculeusement donné un prix. C'était avant. Avec la guerre en Ukraine, le nœud s’est resserré : leur travail, leurs valeurs, la nature de leurs spectacles et leur carrière internationale n’étaient pas dans la ligne du Kremlin et des potentats serviles de la région, on a donc interdit leurs spectacles.
Que faire ? Croupir ou partir ? Ils ont décidé, la mort dans l’âme (comme cette expression a pris du poids aujourd’hui !), de partir. Ils sont partis avec chacun 23 kilos de bagages où entasser leur vie. Leurs valises, lourdes d’enfance, sont au cœur du spectacle. Ils sont donc arrivés en France, premier pays étranger où ils ont joué leurs spectacles. Et la France les a accueilli sans pour autant leur ouvrir grands les bras. Ils ont le défaut d’être Russes et non pas Ukrainiens Aujourd’hui, leur situation s’est améliorée mais reste difficile. Administration française, encore un effort !
Leur spectacle a été conçu et répété à Lyon, loin de la Russie, loin de la défunte URSS. Cependant, il ne parle que de ça. D’une plaie ouverte que leur diabolique humour ne parvient pas à cautériser. D’un pays où ils ne sont plus mais où ils vivent encore par leur langue, leur mémoire, leurs gênes. Un pays où ils sont laissé, enfouie sous un oreiller de neige, une part de leur âme et de leur identité plus que malmenée, perdue comme un trousseau de clefs. Nous ne sommes plus… est le beau titre de ce spectacle dont il ne faut pas oublier les trois points de suspension qui disent un chagrin sans fin mais, in fine, laissent poindre un indicible espoir. Celui d’un retour, un jour, dans une autre Russie dont l’aube tarde à poindre tant l’horizon est bouché.
Pour Dmitri Bocharov,Vladimir Dmitriev et Irina Chernousova, les plus âgés, pour German Iakovenko et Liudmila Smirnova, les plus jeunes, et pour Tatiana Frolova, la sexagénaire éternellement jeune, vivre c’est jouer, et jouer, c’est tenir. Ils tiennent, ils tiennent bon et vont de l’avant : Nous ne sommes plus… est un spectacle qui pétille d’inventions, de trouvailles, de joie créative et, constamment, d’énergie scénique. Ils ne se plaignent pas, ils chantent leur peine et c’est magnifique.
A leurs côtés, la traductrice Bleuenn Isambard. Elle signe le texte français et les surtitres, elle est désormais sur scène, sur le côté, partie prenante de l’aventure, de plus en plus à chaque spectacle. Une très belle et longue fidélité. Et c’est aussi cela le KnAM : une éperdue histoire d’amour et d’amitié. Qui fait que 37 ans après sa naissance, ayant traversé des montagnes d’adversités, loin de leur pays que ne se ressemble plus au point d’avoir réduit à pas grand chose ces deux fleurons qu’étaient le théâtre et la littérature russes, loin de Komsomolsk, loin des racines et des ancrages familiaux, avec Nous ne sommes plus... le teatr KnAM vit, invente, avance plus que jamais. Ils ont dit adieu à la petite porte rouge de leur théâtre que je me souviens avoir poussé il y a bien longtemps (lire ici), cette tache rouge traverse leur spectacle. A Komsomolsk la porte rouge est désormais fermée. A jamais, peut-être. Tendrement, la dernière scène de la Cerisaie de Tchekhov traverse le spectacle. Est arrivé ce qu’ils pensaient ne jamais arriver : ils ont dû dire adieu à leur cerisaie.
Créée au théâtre des Célestins dans le cadre du festival Sens Interdits, le spectacle tourne. une longue tournée, après Besançon, Tournai, la Chaud de fond, Genève et Bruxelles du 20 au 24 fév., "Nous ne sommes plus" arrive à Paris, aux Plateaux sauvages, du 28 fév au 12 mars, avant la MC2 de Grenoble les 9 et 10 avril, le Festival Mythos en avril (date non déterminée), la Maison des Arts du Léman - Thonon-les-Bains le 12 avril et , le festival Théâtre en mai au CDN de Dijon Bourgogne .