Décrié par les uns, adulé par les autres, comme tout film radical, « Crosswind » (La croisée des vents) le premier film de l’estonien Martti Helde divise. Son sujet: la déportation de milliers d’Estoniens par Staline le 14 juin 1941 racontée à travers le prisme d’une famille : un jeune couple, Erna et Heldur, et leur petite fille. Sujet délicat que le jeune metteur en scène aborde en noir et blanc (on ne voit pas cette époque-là en couleurs) avec délicatesse et à travers un violent parti pris.
Des destins de simple Estoniens brisés par Staline
Au début, c’est un film banal, plein de pommiers en fleurs, de balançoire, un coin de bonheur dans la campagne estonienne. Passe une femme avec une valise : elle vient dire adieu au couple, elle a décidé de partir, elle craint l’arrivée des Soviétiques dans le village et les sévices sur la population civile. Le couple hésite mais ils sont si heureux que leur décision est prise : on reste. Le bonheur aveugle. L’armée rouge investit le village, la déportation commence. Laissant là leurs maisons, leurs animaux, leurs champs, leur histoire, les familles montent dans un camion, à la gare, on les sépare. Les hommes d’un côté, les femmes et les enfants de l’autre, Erna et Heldur ne se reverront plus.
Et là, sur le quai de la gare, tout se fige. Littéralement. Plus d’images animées, mais des scènes arrêtées en plein vol, pétrifiées dans leur mouvement. Comme une glaciation soudaine. Tout en nous entraînant sur le chemin de la déportation, les images du film ne bougent plus : on va de scènes arrêtées en scènes arrêtées. Non pas des images plates d’un album mais comme des images en relief peuplées d’êtres et de paysages pétrifiées comme à Pompéï. Scènes dans le train, arrivée en Sibérie, mort de la petite fille, travail au champ dans le kolkhoze, humiliation, viol, solitude, fêtes obligatoires. Autant de scènes où la caméra tourne autour des êtres (victimes ou oppresseurs) saisis sur le vif dans un mouvement suspendu (Ô temps suspend ton vol).
Un parti pris systématique qui fait sens dans la dialectique qu’il entretient avec la bande son très travaillée (Janne Laine), ponctuée par la voix obsédante de la femme, Erna. Magnifique timbre, doux et sombre à la fois de l’actrice Laura Peterson, magique langue estonienne qui nous ensorcelle.
Des lettres jamais envoyées, des scènes pétrifiées
Ce que dit Erna, elle le lit, ce sont les lettres qu’elle écrit à son mari, des lettres qu’elle n’envoie pas ne sachant où il est ni ce qu’il devient au fil des années de déportation, s’il est vivant ou mort. Une correspondance sans réponse, sans envoi, quinze ans durant. C’est le point de départ du film, car ces lettres existent bel et bien. Le metteur en scène en a prolongé certaines, ce qui est compréhensible car cela aide à la compréhension des événements, mais il a aussi écrit une lettre du mari ce qui est dommage, mais c’est un détail.
Martti Helde avait un grand père qu’il chérissait et qui lui avait raconté ses années de déportation. A sa mort, il a pensé qu’il fallait traiter de ce sujet dont les ultimes témoins allaient effacer les derniers souvenirs. Au temps de l’Union soviétique, c’était là un sujet tabou même si l’on rencontrait dans certains coins de Sibérie des Estoniens (et des citoyens de bien d’autres pays) déportés par Staline et qui, libérés, avaient pour la plupart renoncé au retour ayant refait leur vie sur place. Les lettres ont été le point de départ, le parti pris des scènes en suspens leur interface.
Dans le film, Erna revient quelques années après la mort de Staline quand les déportés en ont l’autorisation. Quand elle met les pieds en Estonie, revient au village, le film redevient un film animé. Erna a perdu son enfant, son mari a été fusillé, la vie reprend malgré tout dans cette province balte de l’empire soviétique. L’Estonie ne deviendra indépendante que beaucoup plus tard. Il y a peu de chances que ce film soit projeté dans les salles de la Russie de Poutine. Dommage. Car le film raconte une histoire qui aiderait les Russes à comprendre l'histoire de leur pays et celle de l’Estonie. Réjouissons-nous le film est à l’affiche de nos cinémas. Par sa façon de raconter, ses audaces, sa détermination, Martti Helde entre par la grande porte dans l’histoire du cinéma.