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Comme un diablotin de sa boîte, il surgit dans la salle, tout de suite il nous parle en nous regardant un à un, nous les spectateurs, puis il descend les marches pour arpenter la scène de long en large. Il ne cessera pas ou presque de nous regarder, allant même jusqu’à prendre place à côté de nous et parler de choses et d’autres, comme ces inconnus avec lesquels on converse dans un square sur un banc avant de passer son chemin.
La bande à Bouchaud
Qui, « il » ? C’est tout le charme, toute la merveilleuse ambiguïté des spectacles « adressés » que nous offre l’acteur Nicolas Bouchaud avec sa garde rapprochée, Eric Didry (mise en scène) et Véronique Timsit (collaboration artistique) depuis le spectacle à partir des écrits de Serge Daney ( La loi du marcheur, lire ici), puis d’un récit de John Berger (Un métier idéal, lire ici) et enfin d’une conférence de Paul Celan (Le Méridien,lire ici). C’est ensemble, tous les trois, qu’ils signent l’adaptation scénique de Maîtres anciens de Thomas Bernard, l’un des derniers disons récits plutôt que romans (ce mot lui convient mal) sous-titré « Comédie ». Bouchaud est à la fois le porte-parole de ces auteurs et à côté d’eux, il les escorte, les accompagne mi-porte-voix, mi-garde-du-corps, il est chez lui dans ce théâtre de l’entre-deux.
Comme souvent dans les récits de l’irremplaçable Autrichien, c’est une voix qui parle, ou plutôt ici une superposition de voix. Celle d’Atzbacher, le narrateur qui écrit et nous raconte être arrivé en avance à son rendez-vous avec son ami le critique musical Reger, pour l’observer. Son ami vient en effet tous les deux jours s’asseoir sur la mème banquette dans la salle Bordone du Musée d’art ancien (le Kunsthistorisches Museum de Vienne), face à L’Homme à la barbe blanche de Tintoret. Celle du gardien de la salle, Irrsigler, que Reger connaît de puis plus de trente ans, qui d’une part fait comme si le narrateur n’était pas là et d’autre part parle en reprenant « à son compte de nombreuses phrases de Reger, sinon toutes, mot pour mot », écrit Bernhard qui insiste (il adore insister) : « Irrsigler est le porte-parole de Reger. » Enfin, Reger lui-même. Seul sur scène, Nicolas Bouchaud ne fait qu’une bouche de ces trois voix, la sienne, tout en restant le citoyen acteur Bouchaud.
Le récit fait 210 pages (éditions Gallimard) sans retour à la ligne, le spectacle tourne autour de 82 minutes. Si l’on compte une minute par page, force est de constater que la notion d’adaptation n’est pas un vain mot et qu’ils n’étaient pas trop de trois pour cisailler la bête. Ce n’est pas une adaptation feignasse qui taille en gros dans le texte pour ne pas dépasser sur la balance les 1h30 réglementaires (au-delà, cela donne trop souvent de l’eczéma aux directeurs de théâtre qui ont deux salles à gérer). C’est du commerce de détail, du dentelé, c’est fait main avec des ciseaux fins, au cutter, à la lame de rasoir.
Cela commence par une introduction réécrite pour nous spectateurs, reprenant la carotte qui fait avancer le récit : Reger a donné rendez-vous à son ami pour une raison qu’il ne nous dira qu’à la fin du livre et c’est exactement ce qui nous attend avec Bouchaud à la fin du spectacle ; n’en disons donc rien.
Une respiration haletante
Mais tout de suite après cette entrée en matière qui dans son pendant final prendra en compte le théâtre où se joue le spectacle, on file bille en tête au milieu du livre (page 131) puis on repart en arrière, on saute en avant, on coupaille au scalpel, et ainsi de suite. Souvent le texte est raccommodé en petits morceaux. Et on prend soin de biffer les « a-t-il dit » et compagnie. Pourquoi avoir laissé tant de suées sur le burnous ?
L’explication me semble se situer dans une volonté du team d’aller vers un rendement maximum de l’oralité de l’écriture bernhardienne qui a le souffle court, se retourne dans son lit, insomniaque, obsédée par un mot qui passe mal, là où Proust allongé en robe de chambre sur son lit s’endort dans ses phrases infinies et se berce de points virgules, là où Flaubert debout et postillonnant dans son gueuloir provoque en duel des adjectifs. Bernhard est toujours aux aguets, la respiration haletante comme s’il venait de monter à toute vitesse les escaliers de la forteresse assiégée. Tout d’un coup un ennemi lance un boulet, « Etat » par exemple, un scud, une connaissance de longue date qui veut encore en découdre, et c’est reparti pour la castagne, le jeu de massacre, l’hallali. On rit comme à Guignol au moment des coups de bâton. Mais pas seulement.
Ce qui est détonnant dans Maîtres anciens, c’est son côté bouquet final, ce moment où vers la fin d’un feu d’artifice, l’artificier prépare l’apothéose étoilée, le clou du spectacle. Il y a de cela dans ce livre presque ultime où Bernhard embrasse tous les arts : la musique (Beethoven, Bach, Mahler, etc.), la littérature (Stifter, etc.), la philosophie (Kant, Schopenhauer, etc.), la peinture (Goya, Greco, etc.) et, in fine, le théâtre. Homme de paroles, il jubile dans l’excessif, la transgression des idées et réputations reçues, Bernhard écrit en homme libre, et c’est contaminant. Homme de parti pris et non de compromis, il aurait haï le « en même temps » faux-derche du macronisme. Il parle d’un « art catholique d’Etat » qu’il dégomme à tout va, de Dürer comme d’un « précurseur et prédécesseur du nazisme ». Stifter lui fait tout le temps penser à Heidegger « ridicule petit-bourgeois national-socialiste en culotte de golf », « un camelot philosophique » qui, dit Reger-Bernhard, « est un épisode repoussant de l’histoire de la philosophie allemande (…) auquel tous les Allemands savants ont participé et participent encore » et, balancier bernhardien, Reger dit être « parent de Stifter du côté maternel » et de « Heidegger du côté parternel », bref tout cela « est proprement grotesque ».
Un homme libre
La jubilation de Bernhard à écrire de telles phrases n’a d’égale que celle de Nicolas Bouchaud à les dire et à les tortiller dans son corps élastique. Des mots, des noms comme Heidegger, Etat, Catholique sont pour Bernhard des explosifs dont il aime allumer la mèche, et le spectacle file cette métaphore.
L’adaptation, qui est un art du sacrifice, laisse de côté ce qui concerne « les gens du Burgenland » au début du récit, ceux qui fréquentent « l’Ambassador » (excepté Reger), les touristes qui viennent au musée dont l’« Anglais du pays de Galles » disant avoir le même tableau du Tintoret accroché au-dessus de son lit et concluant : « L’un des deux doit être un faux. »
L’adaptation, qui est aussi un art d’ordonner, choisit de faire monter en puissance tout ce qui concerne la mort de la femme de Reger, laquelle n’est pas sans rapport avec celle de Thomas Bernhard, récente lorsqu’il écrit Maîtres anciens. Reger et elle se sont rencontrés sur la banquette devant le Tintoret. Bernhard parle de la disparition de l’être cher comme une perte sans retour, aucune consolation possible, même dans l’art, seul Schopenhauer peut sembler « un médicament de survie, ce qu’il n’est pas en réalité ». Mais Reger-Bernhard devenu libre, « entièrement libre », peut, ose écrire : « La mort de l’être aimé est tout de même aussi la monstrueuse délivrance de tout notre système. A présent, je peux tout laisser venir à moi, vraiment tout, sans avoir besoin de me défendre, je ne me défends plus, c’est ça ». Etonnant, non, comme disait Desproges. Et Bouchaud, grand équilibriste, n’a plus alors qu’à préparer sa pirouette, cacahuète finale.
Reprise au Théâtre 14 dans le cadre du Festival d'automne, du 5 au 23 déc. Mar, mer, ven et sam 20h, jeu 19h relâche lun et dim