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Billet de blog 25 janvier 2016

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Marie-Sophie Ferdane et Laurent Poitrenaux portent « Argument » de Pascal Rambert

Pas facile d’écrire une pièce après « Clôture de l’amour », pièce miraculeuse, touchée par la grâce, classique contemporain, à peine née, traduite en une multitude de langues et jouée dans le monde entier, souvent dans une mise en scène de l’auteur, Pascal Rambert. « Argument » essaie de relever le gant.

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Marie-Sophie ferdane dans "Argument" © Marc Domage

En reprenant la ligne 13 du métro au sortir du Théâtre de Gennevilliers, je ne pouvais pas ne pas penser au beau triomphe de Clôture de l’amour, en songeant, a contrario, à l’impression mitigée et à l’agacement que laisse Argument, la  nouvelle pièce de Pascal Rambert. D’autant qu’il la met en scène dans le théâtre qu’il dirige et va bientôt quitter après avoir écrit, neuf ans durant, de belles et personnelles pages de son histoire, ayant pris le relais de son fondateur, Bernard Sobel.

La bouche et la façon de bouger

Pascal Rambert avait écrit la scène de rupture de Clôture pour Audrey Bonnet et Stanislas Nordey. Il écrit Argument, dont la meilleure partie est constituée d’une ultime scène de ménage, pour Marie-Sophie Ferdane et Laurent Poitrenaux, en ayant en tête, explique-t-il, « la bouche » de l’actrice et la « façon de bouger » de l’acteur. 

Rambert n’est jamais autant chez lui que lorsque le désir, son désir, et partant les échos de sa vie personnelle et artistique, sont le moteur turbo de son écriture. Dans cette nouvelle pièce, c’est essentiellement un désir d’acteurs. Et de fait, la bouche de l’actrice est comme une machine magique où Rambert a toujours envie de remettre une pièce (et il en remet, en remet encore) pour entendre sa voix, ses inflexions, s’écarquiller de son port de tête, de sa façon de casser son corps pour en extirper le moindre suc de son souffle. Il l’écouterait des heures, cette actrice, alors il ne tarit pas de répliques. Et Marie-Sophie Ferdane est magnifique. De même, il met en scène, son acteur, le plus souvent presque dos au public, mettant ainsi en évidence les mouvements des omoplates, ses coups de reins rentrés, ses bras qui pendent en courbe et se rétractent, ses reculades animales. Et Laurent Poitrenaux est magnifique.

Au rayon des compliments sans bornes, ajoutons la scénographie de Daniel Jeanneteau associée aux lumières d’Yves Godin : on a rarement vu des lumières aussi intrigantes, créant une atmosphère insituable, envoutante, à l’opposé des lumières sèches d’un Bob Wilson, mais tout aussi magistrales.

Alors qu’est-ce qui peine, qu’est-ce qui s’enlise et s’englue dans Argument ?

Lire des romans à Javille

Pour la première fois, sauf erreur de ma part, Pascal Rambert situe une pièce dans le passé, et un passé lointain, celui d’une France provinciale, avec la Commune comme horizon. On est  à Javille (nom fictif), quelque part en Normandie, pays de toujours pour Flaubert et d’élection pour l’auteur de La Pute de la côte normande.

Annabelle (Ferdane) est une sorte de madame Bovary qui, dans sa boulimie de lectures romanesques, serait tombée à la bibliothèque du bourg sur des œuvres de Louise Michel et consorts mal classées, à dessein peut-être, par une préposée frondeuse. Et cette lecture lui aurait ouvert un monde inconnu, un monde où les femmes  prennent la parole, ne s’en laissent pas compter, congédient l’obéissance servile aux hommes à la porte de leur intérieur. Annabelle dévore tout ça et va  jusqu’à écrire des articles dans « La revue » (nom fictif).

« Reculez vous ne me châtierez  on ne touche pas une femme ce temps-là est fini », dit-elle.

« Je vous maintiendrai comme on maintient les chevaux votre belle bouche fière et rouge je la maintiendrai comme ça par le mors et vous écumerez », réplique-t-il. 

Louis (Poitrenaux), son mari, n’a pas le temps de lire des romans dont il se méfie au demeurant. Il est drapier, manufacturier et fier de l’être, reste à cheval sur les principes et chérit les chevaux, il est vieux jeu (traduisez réac), pense depuis sa naissance que la femme est la servante de l’homme. Mais il est amoureux fou d’Annabelle, et ça change tout. Sa jalousie le fait sortir de ses gonds pourtant bien huilés. Entre elle et lui, un médaillon (objet disputé et fantasmé) et un enfant, Ignace, à la « constitution débile », en proie à des crises, un enfant que Louis surnomme « le corbeau ».

« Votre peau de nacre »

Tout se passe au bord d’une falaise, la nuit, par temps de vent et de pluie, plusieurs fois Annabelle menace de se jeter dans le vide. Un couple en état de rupture comme celui de Clôture.

Illustration 2
Lurent Poitrenaud dans "Argument" © Marc Domage

Lesdeux longs monologues constituant Clôture de l’amour nous embarquaient dansun phrasé jazzé, des saillies, des rafales de mots qui claquent, le souffle maintenant les nerfs et les muscles de l’écriture à vif. Rien de tel ici. Non parce que Pascal Rambert propose un dialogue plus classique entre les deux personnages, non parce qu’il fait alterner ces scènes dialoguées (et vers la fin monologuées) avec des récits en voix off. C’est qu’en voulant faire époque, Rambert alourdit le rythme de sa phrase, la leste d’un vocabulaire et de tournures qui sentent l’effort, le volontarisme. Comme si un paquet de boue collait aux basques de la plupart de ses phrases. Exemple (les dialogues de la pièce sont sans majuscules et sans ponctuation) :

« vous aurez attrapé froid et voilà tout parfois vous courez en cheveuxvos épaules offertes à la froidure votre peau de nacre offerte au baiser de la nuit et je vous récupère transpirée abandonnée aux puissances nocturnes votre incarnat accompli ce rose une renoncule votre beautéest poison »

Dans le genre, quand Anne Théron réécrit Les Liaisons dangereuses en écrivant Ne me touchez pas (éditions Les Solitaires intempestifs), elle maîtrise autrement son affaire. La langue du XVIIIe siècle est un écrin et cet exemple n’est pas hasardeux. Car si Rambert se range du côté de Flaubert (un monde où les cuisinières s’appellent Louison) et des auteurs de romans fantastiques (Villiers de l’Isle-Adam et compagnie) contemporains de son argument (à moins qu'il ne se rêve comme un Nerval du XXIe siècle ?), il a sur ses genoux, une antisèche, la magie langagière de Choderlos de Laclos. Exemple :

« mon bon ami je vous ai aimé comment ne pas aimer son bourreau quand votre bourreau vous aime tant qu’il croit voir en chacun un amant à tuer quelque folie ».

« Le corbillard s’ébranle »

Grâce aux acteurs, à leur complicité, à leur intensité, on reste attachés à la dispute heurtée entre Annabelle et Louis et leur combat à mort, même si la complaisance de Rambert vis-à-vis de lui-même verse dans la facilité, des tics d’écriture et une volubilité de pisseur de copie. Une complaisance que l’on retrouve, moins souvent, dans la voix off qui fait avancer le récit en phrases courtes (Flaubert réécrit par Duras si l’on veut). Après la mise en bière d’Annabelle on lit ceci : « Le corbillard s’ébranle. » Comment ne pas se souvenir de ce manuel exquis qu’est Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne de Jean-Luc Lagarce où l’on lit à l’heure des obsèques, non sans ironie : « Le corbillard s’ébranle. Il s’ébranle toujours, ce sont des mots qui vont très bien ensemble. »

La fin n’arrange rien. Annabelle meurt donc, mais revient d’entre les morts (c’est une spécialité du théâtre, les morts y ont droit à une seconde vie), visage verdâtre et robe blanche en égérie prophétique du féminisme : « filles futures qui dans cent ans m’entendrez ne baissez les armes portez le coup dans les esprits partout sur la terre le mâle assoit sa domination luttez luttez luttez (…) » Il faut l’immense talent, la puissance de conviction de l’actrice, pour sauver ces lignes du ridicule.

Et  si le problème de cet Argument était la posture que semble avoir adoptée Rambert ? Celle de l’Auteur avec un grand A. Adulé, Admiré, Arrivé sur la première marche du podium ? C’est un argument. On peut aussi voir les choses autrement : après Clôture de l’amourArgument est peut-être la pièce intermédiaire, la béquille dont l’auteur avait besoin pour passer à autre chose. Une pièce qui boite.

Théâtre de Gennevilliers, 20h30, jusqu’au 13 février, le texte est paru aux éditions Les Solitaires intempestifs, 76 p., 14€.

Jusqu’au 30 janvier à 19h, toujours au Théâtre de Gennevilliers, Arthur Nauzyciel, dans une mise en scène de Pascal Rambert, interprèteune vieille pièce de ce dernier, De mes propres mains

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