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Derrière les lignes ennemies est à la fois le titre d’un film américain, d’un jeu vidéo et d’un recueil d’articles de Jean-Patrick Manchette, c’est aussi désormais le titre d’une pièce de Lucas Samain dont il signe aussi la mise en scène. L’histoire d’un héritier pris en otage par un groupuscule nommé mystérieusement Tachigali . Des néo-nazis italo-japonais en rut? Des activistes urbains de l’ultra gauche anticapitaliste en mal de reconnaissance ou de notoriété ? Des militants écolos radicaux mangeurs de racines à mains nues ? Des justiciers autoproclamés du peuple au look Kropotkine? Un peu de tout cela peut-être mais avant tout des défenseurs des opprimés de l’écologie, des victimes des firmes capitalistes mensongères. Leur mode opératoire guerrier est plus à aller chercher du côté de l’enlèvement du baron Empain (un doigt coupé au premier jour de sa séquestration) ou de celui de Patricia Hearst. Même si l’auteur et les comédiens du spectacle étaient encore en culottes courtes, voire très courtes, lorsque ces affaires d’enlèvement ont défrayé la chronique à la fin des années 70.
Tous, sauf un, sont sortis de l’école du Nord en juillet 2018 : Caroline Fouihoux (Barbara), Alexandra Gentil (Rachel) Jeremy Lewin (Thomas), Adrien Rouyard (Antoine), Etienne Toqué (Bastien). Lucas Samain (qui, lui, avait intégré l’école du Nord comme auteur) explique que c’est après avoir lu L’Arbre-Monde, le roman de Richard Powers qu’il a eu l’idée d’aborder sa pièce par le biais du terrorisme écologique.
Tout commence, un matin où Antoine Moront fait son jogging, par son enlèvement. Il est le futur héritier de TimberGenetics, entreprise de biotechnologie spécialisée dans la recherche génétique et où il travaille. La firme a créé des arbres qui ne craignent ni la chaleur ni le froid et poussent bien plus vite que les arbres naturels. Ce que la firme dit moins et même ce qu’elle conteste, c’est que ces arbres génétiques, lors de leur fabrication, produisent de redoutables toxines lesquelles ont provoqué un cancer de l’œsophage dans le corps d’Anne Bretin, une agricultrice qui a gagné son procès. Mais, défendue en appel par des bretteurs du barreau grassement rémunérés, la firme a finalement eut gain de cause.
Pour rendre justice à l’infortunée agricultrice en particulier et à l’écologie militante en général, le groupe Tachigali a donc enlevé Antoine Moront et demandé à ce que la firme cesse ses méfaits, arrête sa production et qu’un groupe de travail planche sur le sujet. L’attente commence. Toute la pièce se passe dans le lieu de la séquestration, une sorte de grange à l’écart d’une bourgade où l’un d’entre eux, à tour de rôle, va faire quelques courses sommaires. Ni drogues, ni alcools fort, pas même des packs de bibine, et encore moins de shit et pas la moindre cibiche (on est loin de la bande à Baader ou d’Action directe). Des écolos activistes tout ce qu‘il y a de plus strict. Ça rigole pas, ça baise pas, cela ne flirte pas non plus, le seul geste un peu glamour vient du séquestré qui demande son vrai nom à l’une des geôlières. Elle le lui dira, peu avant la fin de la pièce, laquelle ne n’achève pas, comme il était à prévoir, par un happy end.
Via des reconstitutions où les membres du commando jouent délicieusement tous les rôles, apparaissent des émissions de télévision où sont invités les parents d’Antoine. Ainsi la journaliste s’adressant à la mère d’Antoine : « Catherine, vous n’êtes pas seulement une femme d’affaire, vous êtes une mère, vous devez être ravagée ». On croirait du Léa Salamé. La parodie s’invite en toute discrétion. L’une des forces de la pièce tient dans l’étirement du temps et de l’attente (car d’un côté on ne répond pas à leurs exigences et, de l’autre, le fils semble peu défendu par la famille) et dans cette façon d’osciller entre incarnation et dérision.
Une fois Antoine enlevé et ficelé, tout finira par se détendre et on le libérera de ses liens, la parole circulera et pas seulement lors des interviews devant la caméra pour les médias.
Au fil du temps le fait divers et les distensions entre les membres du groupe prennent le pas sur le propos écologique. Entre fable écologique et intense fait divers, le théâtre glisse ses billes dans ce jeu et en sort gagnant même si le spectacle gagnerait à être présenté dans une salle un peu plus grande que la salle Roland Topor du Théâtre du Rond-Point.
Théâtre du Rond-Point, du mar au ven 20h, sam 19h, relâche dim et lun, jusqu’au 10 fév.