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A en croire Régis Boyer, l’éditeur et traducteur du théâtre d’Ibsen dans la Pléiade, Une maison de poupée serait sa pièce la plus connue au monde d’Ibsen, plus même que Peer Gynt ou Hedda Gabler. On peut donc supposer que la plupart des spectateurs qui viennent voir Une maison de poupée dans la mise en scène d’Yngvild Aspeli savent qu’on va leur raconter la vie de Nora, mais aussi celle de son mari Torvald Helmut qui vient d’ être nommé directeur de la banque où il travaille et va donc gagner beaucoup d’argent (mot qui est un fil rouge de la pièce). Ils savent aussi que le couple marié depuis huit ans a trois enfants. Quelques années auparavant, le mari, très malade et soigné par le Dc Rank (épris en secret de Nora) avait retrouvé la santé en effectuant un long séjour en Italie.
Pour financer ce voyage, sans en parler à son mari, Nora n’avait pas hésité à faire un faux en écriture pour qu’un certain Krogstad (ancien amour de Madame Link, une amie de Nora) lui prête l’argent . Aujourd’hui Krogstad, lui même employé de Torvald est sur le point d’être licencié (pour avoir fait des faux en écritures). Pour garder sa place, il entend faire intervenir Nora, une sorte de chantage. Il finira par écrire au mari pour le mettre au courant du prêt partiellement remboursé par Nora, dans une seconde lettre il renoncera à rendre l’affaire publique. Helmer réagit avec colère. Il ne pense qu'à sa réputation et qualifie l'amour qui a poussé Nora à agir ainsi de « prétexte stupide ». Son père traitait déjà Nora de poupée, son mari en fait autant. Le couple ne résistera à cet écartèlement, lui engoncé dans une vision traditionaliste du couple où l’homme est le maître, elle plus ouverte, plus moderne. « Tu ne dois pas te sentir lié par quoique ce soit, pas plus que je ne le serai. La liberté doit être totale, des deux côtés »» dit Nora à son mari. Elle finira par traiter son mari d’« étranger », et partira laissant mari et enfants.
« Tout a commencé par le bruit d’un oiseau qui est venu se cogner contre ma vitre », raconte Yngvild Aspeli . Ce bruit d’os fracassés contre la vitre l’ébranle « comme si quelque chose en verre à l’intérieur de moi s’était cassé aussi » Alors, elle laisse son café, son livre et se dirige vers sa bibliothèque avec, en elle, ce fracas de l’oiseau. « Et ma main s’est arrêtée sur Une maison de poupée ». Une pièce de son compatriote norvégien Ibsen dont l’héroïne, Nora, ajoute-t-elle « se cogne, tête en avant, contre l’invisible surface en verre de sa propre existence ».
L’artiste norvégienne formée à l’école Jacques Lecoq à Paris puis à l’école des arts de la marionnette de Charleville Mézières, décide donc de mettre en scène cette pièce à sa manière en libérant « les vieux spectres » de la pièce dans un « mélange troublant entre acteurs et marionnettes, illusion et réalité, entouré par des oiseaux morts et des vitres cassées ». Il est rare de lire à propos d’un spectacle, une « note d’intention » d’une telle envoutante beauté . Disons-le sans attendre, le spectacle est comme l’expression exacerbée de cette note d’intention. Il est d’un intensité fulgurante.
Après avoir signé plusieurs spectacles avec sa compagnie, le Plexus polaire, elle a pris en 2022 la direction artistique de Nordland Visual Theatre à Stamsund, un village de l’île de Vestvagoy qui compte peu d’habitants (le poisson s’y fait rare) mais plusieurs théâtres. Une maison de poupée y a été créé en août 2023.
En scène, Yngvild Aspeli elle-même (qui cosigne la mise en scène avec Paola Rizza) , actrice-marionnettiste (Nora, mais pas seulement) et Viktor Lukawski (son mari, mais pas seulement), acteur marionnettiste. Si les enfants sont de bout en bout des marionnettes, les autres personnages le sont par intermittences, comme si tous les personnages étaient aussi des figurines et autant de spectres. L’oiseau déclencheur engendre d’autres bestioles à commencer par des araignées qui envahiront le logis, la logique de cette vision d’Une maison de poupée est autant celle des rêves que celle des cauchemards. Le trouble est constant, les renversements permanents. Devenu oiseau à son tour, le spectateur n’est pas maître de son regard, lequel est comme aspiré par le spectacle qui le fracasse. Ce n’est qu’au salut devant deux êtres humains venant saluer dans des décombres de marionnettes explosées et disloquées qu’il retrouve son souffle et applaudit.
Théâtre du Rond point jusqu’au 2 fév, du mar au ven 20h30, sam 19h30, dim 15h.
En France, le spectacle avait commencé sa tournée au TGP et dans différentes villes. Après le Rond Point, il sera les 27 et 28 fév au Manège de Reims ; du 12 au 14 mars à La Coursive de
la Rochelle ; les 19 et 20 mars au Théâtre les Colonnes de Miramas ; du 25 au 28 mars aux 2 scènes de Besançon, du 2 au 4 avril à la MC2 de Grenoble ; le 8 avril au Théâtre de Mâcon ; le 10 avril à L'Arc au Creusot ; le 16 avril à la Scènes du Jura de Dole; le 19 avril 2025 au Quai 9 Lanester-Théâtre à la Coque de Lorient.