Au trente-sixième mouvement de son ouvrage Se faire lieu, brèche dans le théâtre en 101 mouvements, Marco Martinelli ouvre une « parenthèse biographique » pour nous expliquer son parcours, ce n’est pas inutile aux lecteurs français qui le connaissent mal car on n’a guère eu l’occasion de voir son travail. Marco raconte qu’il a épousé Ermanna en 1977, ils avaient vingt ans, ils sont partis de chez eux sans argent et ont commencé à faire du théâtre sans passer par les écoles, les cours. « Nous savions, comme les ânes, qu’errer était notre école, errer dans son double sens de marcher et de se tromper. » Ils ont donc appris de leurs erreurs.
Et c’est ce que l’on souhaite à ces jeunes groupes ou compagnies qui signent des premiers spectacles plongeant tête baissée dans le monde d’aujourd’hui mais manquant d’outils, d’expérience et aussi de temps pour traduire pleinement leur propos sur une scène. C’est le cas de deux spectacles vus récemment au Théâtre de Belleville. L’un, L’Inversion de la courbe écrit et mis en scène par Samuel Valensi avec la compagnie La Poursuite du bleu fondée en 2014, traite de la logique terrible du déclassement social et professionnel en liaison avec l’association des Petits Frères des Pauvres (représentations terminées). L’autre, ≅[presque égal à], est une pièce de l’auteur suédois Jonas Hassen Khemiri (traduite par Marianne Ségol-Samoy et publiée aux éditions Théâtrales), mise en scène par Emmanuelle Jacquemard avec la compagnie 411 pierres fondée également en 2014. On entre là dans le monde de l’économie, depuis le bureau de tabac jusqu’à la fac, du bio à Pôle emploi, d’Andrej qui veut entrer dans le système à Martina qui veut en sortir (à voir jusqu’au 4 mars).
Deux spectacles qui veulent en découdre avec le théâtre en détricotant le réel. C’est plein de qualités mais aussi ici et là d’insuffisances, deux spectacles qui vont faire grandir ceux qui les ont faits sans guère de moyens. Ils font partie de ce « théâtre vif, vivant, dont le cœur bat » chanté par Marco Martinelli dans le premier de ses 101 mouvements, un théâtre qui n’est pas « le lieu de la mise en scène mais de la mise en vie » comme il le dira plus loin.
En 1983, Ermanna Montanari et Marco Martinelli ont rencontré un autre couple, Luigi Radina et Marcela Nonni, et ont fondé ensemble le Teatro delle Albe. Puis, dans les années 90, tous se sont unis à la Compagnie Drammatico Vegetale pour créer à Ravenne le Ravenna Teatro. C’est aujourd’hui un théâtre majeur en Italie, comme l’explique Marco Consolini dans sa préface.
Mouvement numéro 8 : « Je parle du théâtre comme du lieu de la bonne nouvelle. Quelle est cette bonne nouvelle ? C’est simple : que l’on peut faire de l’art même sans devoir nécessairement faire recette. Que c’est encore possible. Qu’il faut se laisser distraire de penser à elle, l’harpagonienne, la sombre, la terrible recette. » Sinon le marché est là pour vous écraser pour « se faire produit ». Conseillons la lecture de ce petit livre bourré de pépites à notre actuelle ministre de la Culture et à son équipe. Méfions-nous du scandale, nous dit encore Martinelli, cette ruse du marché pour attirer les médias et faire recette.
Se faire lieu, brèche pour le théâtre en 101 mouvements est un livre tonique, un viatique pour les jours sombres, les nuits où l’on est prêt à tout laisser tomber, les matins de tous les possibles. Et n’écoutez jamais ceux qui vous diront que c’était mieux avant. Martinelli voit dans la nostalgie une « sorcellerie », un « alibi » car, assène-t-il, « chaque époque est bonne pour se révolter, croyez-moi. Chaque époque est bonne pour mettre le feu aux poudres ».
Mais qu’entend-il par « se faire lieu » ? « Le théâtre comme l’audace de se faire lieu à l’époque des non-lieux. » Un théâtre, précise-t-il, dépourvu de serviteurs, de patrons et de parrains. Ni Dieu ni maître, comme disent les anarchistes. Un théâtre qui ne court ni après la célébrité, ni la richesse (sonnante et trébuchante) mais qui traque le regard et l’écoute de l’autre, le « toi et moi », un art poétique et civique.
« Le mouvement fondamental du se faire lieu est le dialogue », c’est-à-dire l’adresse aux spectateurs. « Beaucoup de spectacles ne sont pas adressés aux spectateurs parce qu’en amont déjà, ceux qui les ont créés ne se sont pas adressés les uns aux autres. » C’est l’une des qualités des deux spectacles du Théâtre de Belleville cités plus haut : ils sont adressés.
Plusieurs fois, Marco Martinelli revient sur ce qu’il nomme "la mise en vie" et qu’il définit ainsi au soixante-treizième mouvement : « une irruption d’êtres humains, de citoyens, en tension créative avec le langage de l’art. Comme dans la Grèce antique, comme dans le théâtre médiéval, comme dans la Russie post-révolutionnaire. Et si vous ne la voyez pas ainsi, la vie qui envahit la scène, arrêtez donc de lire ces pages : elles ne sont pas écrites pour vous. » Cela serait dommage. Le dernier des 101 mouvements est amour.
Le vocabulaire pétri de chrétienté de Marco Martinelli peut énerver, comme le souligne son préfacier, Marco Consolini. Cependant, ce livre est moins une profession de foi que l’enseignement d’une expérience menée depuis quatre décennies et qui a conduit Marco, Ermanna et les autres partout en Italie (banlieue de Naples, émigrés tunisiens en Sicile, ...) mais aussi dans la périphérie de New York ou au Sénégal. Avec Ravenne comme boussole. C’est dans cette ville que le Ravenna Teatro a créé Inferno en juin 2017, spectacle inspiré de la Divine comédie de Dante Alighieri, mort exilé à Ravenne. Suivront Le Purgatoire et Le Paradis. Peut-être aurons-nous la chance de voir cette trilogie franchir les Alpes.
Se faire lieu, brèche dans le théâtre en 101 mouvements, traduit de l’italien par Laurence van Goethem, éditions Alternatives théâtrales, collection Alth, 128p., 10€.