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Ce sont des voix, des écritures qui se sont fait entendre durant deux jours, les unes en ukrainien, les autres en russe. Lectures de pièces, esquisses de spectacles, etc. Créer c’est aussi résister. C’est aussi combattre.
Avec son allure jovial, Ihor Matiushyn - Ihor Tour à la scène - revient de loin : du théâtre de Marioupol dont il était l’administrateur principal. Du 24 février au 16 mars, il y était réfugié avec sa famille. Comme des centaines de familles. Le 16 mars, l’armée russe a bombardé le théâtre. Ihor s’en est sorti avec les siens. Et a adopté Sasha, douze ans, dont la mère venait de mourir sous ses yeux. Aujourd’hui, avec sa famille et Sasha, ils sont réfugiés en Ardèche.
Auteur de nombreuses pièces, Ihor Tour a écrit Les tickets sont valables, une pièce qui se déroule dans le théâtre de Marioupol dans la nuit du 16 mars, juste avant l’explosion de la bombe qui allait anéantir l'édifice, hormis vaguement la façade. Entouré de quelques actrices et acteurs ukrainiens, il a donné à Montreuil un aperçu de cette pièce avec les moyens du bord, c’est à dire avec pas grand'chose. L’émotion était forte. « Les muses sont toujours moins fortes que les canons mais on les entend plus nettement » écrit cet homme dans cette pièce, qui est pour lui comme un devoir de mémoire vis à vis de tous ceux qui ont disparu à ses côtés . « le printemps s’est gelé à mort sur la route de Marioupol » entend-t-on dans la pièce. Et vers la fin, ce cri, cet appel : « j’ai envie de bonheur, je veux juste vivre ! ».
Assia Volochina était une autrice jouée en Russie et l’une de ses pièces avait été sélectionnée pour le dernier Masque d’or (Les Molière russes mais en plus prestigieux), juste avant la guerre. Du jour où elle a déclaré son désaccord total avec « l’opération spéciale » décidée par Poutine, ses pièces ont été immédiatement retirées de l’affiche des théâtres qui les jouaient. Comme celles de Ivan Viripaev et d’autres. Aujourd’hui, Assia Volochia est une réfugiée politique qui vit en France et, le lendemain même de l’attaque russe, elle a décidé de changer de nom : elle s’appelle désormais Esther Bol.
C’est sous ce nom qu’elle a écrit CRIME#AlwaysdArmUkraine. La pièce a été mise en scène en République Tchèque, au Monténégro, et au festival Écho de Lioubimovka de Tel Aviv et Belgrade. Elle vient d’être traduite en français par Gilles Morel et est publiée aux Éditions l’Espace d’un instant dans la collection Sens Interdits pilotée par le festival de Lyon et dont c’est la première publication.
La pièce est constituée de correspondances électroniques, le plus souvent via les canaux Télégram ukrainiens. La narratrice est en lieu sûr mais ses mots la plongent dans la guerre. Elle, russe, est sans nouvelle de son amoureux ukrainien parti au front, qui semble avoir été fait prisonnier par les forces russes. Cela ne l'empêche pas d’écrire des lettres qui lui sont destinées mais qu’il ne lira pas. Extrait :
« Et puis voilà, je t'ai rencontré. Et là, plus besoin de projet artistique. Aller à Kyïv était devenu inévitable, inéluctable.(Chronologie : je suis d’abord tombée amoureuse de l’Ukraine. Et seulement plus tard, amoureuse de toi).
Lors de la première visite, je voulais m’agenouiller devant chaque arbre. Parce qu’en 2017, chaque arbre au centre de Kyïv était devenu un monument improvisé dédié à eux qui sont morts pour la liberté. Qui sont morts pour l’indépendance. Qui sont morts pour l’Ukraine. Qui sont morts en luttant contre cette moisissure monstrueuse et cramoisie qui se propage à travers mon pays natal. Ce fumier moyenâgeux dans lequel mon pays natal a choisi de ses vautrer, éclaboussant avec enthousiasme tout autour de lui de la merde liquide ».
Sacha Denisova, elle, est une autrice et metteur en scène ukrainienne. Elle a été formée au Royal Court de Londres (et sa volonté de promouvoir un théâtre documentaire fondé sur le verbatim) et, dans la foulée, a formé une troupe d’acteurs rompus à ce style de travail. Sa pièce Ma mère de Kyïv a été présentée en Allemagne, en Espagne, aux États-Unis. Elle a été lue à Doc en scène. Une pièce ayant des bases « autobiographiques : « Une mère ingénieure et moi-même écrivaine ». Sa mère vit à Kyïv et elle en Europe. « Chaque jour, elle m’envoie des messages du type : « j’écoute encore de la musique de Bach, aujourd’hui c’est la troisième ». Elle appelle Bach l'alarme aérienne. Maman a un caractère d’acier ». La preuve ; quand la guerre allait les séparer, la mère n’a pas dit « emmène-moi » à sa fille , mais belle et bien : « fuis et vis ».
Lors de ces deux jours à l’Albatros on pouvait aussi voir des performances de danse du collectif On/off, la mise en scène signée Oxana Cristsaeva de la pièce Les poissons ne pleurent pas de l’autrice ukrainienne Héléna Petrovskaya, le collectif Isobyke Cirque, des expositions d’artistes ukrainiens et russes exilés, acheter des livres, déguster des zakouskis.
Les éditions l’Espace d’un instant publient également la traduction française (Antoine Nicolle et Alexis Vadiot) de la pièce russe Finist, le clair Faucon, de Svetlan Petrïïtchouk qui avait été mise en scène par Jénia Berkovitch. Un Russe à l’âme soviétique ou poutinienne (c’est tout comme) ayant mal vu le spectacle ou mal lu la pièce est allé à la police dénoncer la chose comme faisant l’apologie du terrorisme islamique. Sans la moindre enquête préalable, sur la base de cette dénonciation, l’autrice et la metteure en scène ont été arrêtées en mai 2023 et placées en détention provisoire. Elle y sont toujours. L’instruction est éternellement en cours, la date du procès toujours pas fixée. C’est aussi que le dossier est vide. D’autant plus vide que le spectacle avait reçu deux prix aux derniers Masques d’or avant la guerre en Ukraine : Prix des meilleurs costumes et prix de la meilleure dramaturgie.
Selon les principes du Theatre.doc élaborés par les regrettés Mikhaïl Ougarov et Elena Gremina, la pièce s’appuie sur des témoignages, des forums musulmans, des échanges Internet, etc. Un assemblage de textes documentaires qui ont étayé la fiction, laquelle loin de faire l’apologie du terrorisme en dénonce les mécanismes .
L’affaire serait ubuesque si elle n’était pas dramatique. Et ce n’est pas le drame qui vient de se produire à Moscou qui va aider l’autrice et la metteure en scène à sortir d’une prison dans laquelle elles n’auraient jamais dû mettre les pieds.
Avant cette manifestation à l’Albatros, l’association Verba s’était constituée en collectif artistique, après la tenue à Paris au Centre international des Récollets en novembre 2022 de la première édition parisienne du festival de la nouvelle dramaturgie russophone Écho de Lioubimobska (qui se tenait chaque année dans cette résidence de Stanislavski, un rendez-vous très prisé). Sous le titre Lioubimovka 2022 l’écho de l’écho, et le sous-titre Théâtre russophone en temps de guerre, les éditions Sampizdat publient des pièces en traduction française signées Vikenti Kostioukevitch, N. Kovaltchouk, Natalia Lisorkina, Pavel Priajko, Iryna Serebriakova et Andreï Stadnikov. On y reviendra.
CRIME#Alwayx ArmUkraine par Esther Bol, traduit du russe par Gilles Morel, Collection Sans interdits, éditions l’Espace d’un instant, 148p, 14€
Finist, le clair faucon, par Svetlana Petrïïtchouk, traduit du russe par Antoine Nicolle et Alexis Vadrot, Éditions l’Espace d’un instant, 68p, 13€
Lioubimovka 2022 l’écho de l’écho, Théâtre russophone en temps de guerre, pièces signées Vikenti Kostioukevitch, N. Kovaltchouk, Natalia Lisorkina, Pavel Priajko, Iryna Serebriakova et Andreï Stadnikov, traductions Anastasia Evstegneeva, Elena Gordienko, Leshat, Eleonora Mitrakhovitch, Antoine Nicolle, Natalia Prokofieva, Asya Viassik, &ditions Sampizdat, 286p, 22€