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Une masure isolée et entourée de son enclos quelque part dans le Kazakhstan. C’est là que se passe Le Souffle du Russe Alexandre Kott, un film effectivement soufflant à plusieurs titres, à commencer par ce parti pris radical : aucune parole articulée ne le traverse. Il n’en est pas moins parlant : sa bande son est un festin mêlant les bruits de la steppe (moteur de camion, galop d’un cheval, vents) à une musique composée par l’excellent Alexeï Aïgui, aussi bon compositeur et violoniste que son père, le tchouvache Aïgui, était un bon poète. D’ailleurs, on peut avantageusement dire que Le Souffle est un poème filmique.
Peu importe que le film ait été tourné ailleurs (en Crimée) pour des questions de temps et d’argent : ce troisième long métrage d’Alexandre Kott, nous parle, intensément, à la façon d’un conte âpre, du nord-est du Kazakhstan, une région peu peuplée mais peuplée aussi par une population russe, des vastes étendues dans un pays où le cheval est roi (la langue kazakh compte plus de cent mots pour le désigner selon sa robe, sa provenance, sa taille, son allure).
Dans la masure, pauvre mais digne, où une main féminine a disposé des rideaux ouvragés, vivent un père corpulent (Karim Pekachokov) et sa fille, jeune et fine adolescente (Elena An), dont la beauté ne laisse personne indifférent, ni le chef opérateur (Levan Kapanadze), ni le réalisateur qui a trouvé là une perle rare, ni un jeune Kazakh du voisinage ni un jeune Russe qui traversent le film, ni les spectateurs.
Il en va de ce film comme des assonances et les respirations d’un poème : les sons, les inflexions du rythme, le passage de plans serrés ou sautés à des plans aériens, y ont valeur de sens. Ainsi va ce film captivant malgré ses (rares) dérapages esthétisants (eau du puits où se mirent les visages de deux tourtereaux) qui paient leur dette écolière à une certaine tradition du film russo-soviétique.
Si le père et la fille ne s’échangent aucun mot, c’est, au-delà du parti pris formel, que leur parole semble ici avoir été tarie par la sécheresse, et là parce qu’elle semble inutile ou anecdotique face à la puissance d’un regard, aux mille mots d’un geste filial. C’est aussi que dans ce pays perdu dans des horizons aussi infinis qu’inlassables, chacun sait interpréter les vents des steppes. Jusqu’à ce que survienne un vent meurtrier d’une toute autre nature puisqu’il n’a rien de naturel.
Tableau d’une vie simple où les gestes des jours se répètent : le père qui, au volant de son camion revient de son travail dont on ne saura rien, et le gare dans l’enclos, les bottes que sa fille enlève, le soleil bien rond qui se couche à l’horizon, le repas, le coucher et au matin la fille au volant du camion près de son père, souriante et fière dans les chaos de la piste jusqu’à ce que le père ne la laisse à une bifurcation pour aller seul à son travail. Là un jeune prétendant kazakh (Marinma Bekholatov-Avashev) prendra en croupe la jeune fille pour la ramener chez elle, en escomptant bien un jour la prendre pour femme.
Avec l’arrivée d’un jeune conscrit russe (Danila Rassomakhin) assez fantasque dont les acrobaties donnent des déclarations d’amour à la belle kazakh, l’atmosphère commence à se lézarder et va s’alourdir quand, une nuit, des hommes russes (soviétiques) portant des masques à gaz viennent mesurer la radiation sur les murs de maison et sur le corps du père l’obligeant à se déshabiller dans la pluie battante. Le danger vient toujours d’ailleurs. Parallèlement, l’apparition du jeune Russe met à mal les plans de vie du jeune Kazakh, ils en viendront au corps contre corps, difficile de choisir pour la jeune adolescente entre ces deux amoureux, entre tradition ancestrale avec nattes et saut dans l’inconnu avec cheveux coupés à la moderne. Elle s’y refusera tant que son père, pour qui elle est une mère, vivra.
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Mais le père est un homme malade de tristesse, il noie dans la vodka son regret de ne pas être devenu un pilote (étonnante séquence irréelle et fantasque d’un avion aux ailes coupées). Sans doute est-il atteint d’un autre mal, invisible mais diabolique. Séquence troublante de cet homme qui met son beau costume que sa fille parachève d’un nœud de cravate pour aller attendre la mort dans la steppe assis face à l’horizon où une dernière fois le soleil qu’il avait un jour croqué comme une pomme, se couchera pour la dernière fois.
Insidieusement, le film bascule. La quiétude du début s’est évaporée comme l’eau sur les pierres brûlantes. L’inquiétude gagne les corps, une menace plane. Elle éclatera à la fin du film dans un vacarme, un souffle qui emporte tout : maisons, animaux, humains, amours, espoir, arbres dont il ne reste que des troncs calcinés et tordus.
Au générique de fin, il est dit que dans cette région du Kazakhstan, entre 1949 et 1989 (juste avant l’éclatement de l’URSS), les autorités soviétiques ont procédé à 456 essais nucléaires, sans avoir eu le souci d’évacuer les gens, au contraire. Sans le savoir, les Kazakhs qui vivaient dans cette province du nord-est servaient de cobayes pour mesurer l’irradiation sur le corps humain. Un million de personnes auraient été irradiées. Un sujet tenu oublié des médias et des livres d’histoire contemporaine russe, et il est peu probable qu’il trouve place dans les nouveaux manuels nationalistes imposés par Poutine. Ce poème filmique est aussi un souffle de mémoire. On sort sans voix de ce film sans mots.
Le Souffle est sorti le 10 juin.