La révolte de la femme mal mariée perd tout à attendre. Si les habitudes sont prises, si le carcan social a refermé son nœud sur son cou et serré les cordons de sa bourse, si un enfant est né, la révolte peut se manifester mais elle risque d’être de courte durée. C’est là le sujet de La Révolte, une pièce ramassée en quelques scènes écrite par l’auteur de L’Eve future, Villiers de l’Isle-Adam. La création a eu lieu le 6 mai 1870 au Théâtre du Vaudeville, théâtre parisien, boulevard des Capucines, aujourd’hui disparu.
« La scène est à Paris dans les temps modernes », écrit l’auteur. Elle met en présence Elisabeth, 27 ans, mariée à Félix, 40 ans, banquier. Un mariage arrangé, accepté sans broncher par une fille obéissance. Outre la différence d’âge, tout les oppose, à commencer par leur façon de manipuler la langue française. Elisabeth parle aisément, élégamment, elle s’étourdit de mots. Le langage du banquier manque de vocabulaire et surtout d’aisance. C’est un homme de chiffre, il lui faut faire du chiffre, des tonnes de pognon, c’est là l’étalon de sa vie et c’est ce que son épouse rêveuse ne va pas tarder à découvrir..
Trois jours après le mariage, Elisabeth sait que tout est plié. Ses rêves de nature, de voyage, de « campagne » comme dit son mari, elle a dû les ravaler. D’une pichenette (« une petite tape amicale sur la joue » moquant son « imagination dévergondée »), son mari les a anéantis. La place d’un banquier est à Paris, sa femme doit suivre. Un amant ? Elle n’y songe pas. C’est une idéaliste. Une petite fille est née, tout de même, sur l’autel du devoir conjugal. Au bout de quatre ans, Elisabeth fait figure d’épouse parfaite aux yeux de son mari. « Je n’ai pas un reproche à t’adresser, pas un seul », dit le banquier. D’autant moins qu’en travaillant jusqu’à épuisement, elle a triplé la fortune de son mari.
Cependant, en ayant le nez dans les affaires de la banque, elle a pu mesurer combien son mari plaçait l’argent au-dessus de tout (« je n’entends sonner que l’argent dans vos paroles ») sans se soucier des malheurs que cela pouvait engendrer. Alors, après quatre ans d’abnégation et d’observation, elle décide d’en finir, de partir. Elle se révolte, enfin. Ce n’est pas un coup de tête : elle a tout préparé, mis en ordre, commandé un Uber (un fiacre). C’est la grande scène de la pièce. Elle lui reproche de ne pas « entendre les irrémédiables cris des spoliés éternels », de « dépouiller les autres et se priver de vivre soi-même », d’avoir « une soif d’argent presque machinale, inextinguible ». Son mari essaie de négocier : il lui propose « la campagne deux fois par semaine ». Les rêves d’Elisabeth sont plus vastes : l’Islande, la Sicile, la Norvège. Il tente une dernière carte : l’enfant, celle qu’Elisabeth nomme « ta fille ». Rien n’y fait, sa décision est prise. « Elle disparaît dans les ténèbres » (note Villiers de l’Isle-Adam), ce qui sur la scène étroite d’une des salles du Poche-Montparnasse où Charles Tordjman met en scène la pièce, n’est pas une mince affaire. La Révolte y est trop à l’étroit.
Tout avait commencé un peu avant minuit, Elisabeth travaillait aux affaires de son mari. Il est environ une heure du matin lorsqu’elle quitte le domicile conjugal. Le banquier Félix reste seul ; sa colère, l’émotion lui hachent les phrases, il s’évanouit.
Villiers de l’Isle Adam écrit alors une chose qui, sauf erreur, n’avait jamais été faite dans le théâtre français : une scène muette, vide, sans jeu d’acteurs (Félix évanoui est comme un pot de fleurs). Une scène où il ne se passe strictement rien d’autre que l’écoulement du temps entre une heure et quatre heures du matin. Les bougies se consument (comme les copeaux dans Sur la grand route de Tchekhov), enfin « le petit jour vient à travers les vitres ». Cette scène en apnée, sans un mot, prépare l’issue fatale : Elisabeth revient au petit matin, dans la nuit elle a « frissonné du froid de l’exil », elle est vaincue. Il est trop tard. « On n’efface pas ! Je me suis vantée en voulant vivre. Je ne peux plus. Je suis devenue semblable à celle dont les yeux n’ont jamais perçu les Clartés lointaines. »
Au Poche-Montparnasse, théâtre privé, les spectacles se succèdent, le temps est compté, cette scène muette, si étonnante, est hélas réduite à un pet de nonne. Dommage pour Julie-Marie Parmentier constamment et magnifiquement habitée par son personnage, cette scène muette l’aurait aidée à nuancer plus finement le parcours d’Elisabeth, et saluons la performance d’Olivier Cruveiller dans le rôle pas facile du banquier Félix.
Vingt-quatre ans après la création de La Révolte qui ne fut pas unanimement salué, c’est le moins que l’on puisse dire (l’auteur réglera quelques comptes dans un texte savoureux qui accompagne la publication du texte à l’Avant-Scène), c’est sur la même scène du Théâtre du Vaudeville que sera créée Une maison de poupée d’Ibsen. Nora succède à Elisabeth. Le féminisme marque des points. Elisabeth rêvait de Norvège. Le prénom de sa petite fille n’est pas mentionné. Nora, peut-être ?
Théâtre de Poche-Montparnasse, du mar au sam 21h, dim 15h.
Le texte est paru à l’Avant-Scène Théâtre, dans la collection des Quatre-Vents, 64 p., 10€.