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Billet de blog 25 octobre 2017

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«Nos débuts dans la vie», une pièce modianesque de Patrick Modiano

Un nouveau roman de Patrick Modiano, « Souvenirs dormants » et, en miroir, une pièce, « Nos débuts dans la vie », qui se passe dans le milieu théâtral et les théâtres d’un quartier de Paris que ses romans connaissent bien.

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Le même jour, Patrick Modiano publie un nouveau roman (on ne les compte plus), Souvenirs dormants, et une pièce (sa troisième), Nos débuts dans la vie. Il aurait pu inverser les titres, personne n’y aurait trouvé à redire. Ils valent l’un pour l’autre. Et forment un couple sinon un diptyque. La pièce de théâtre réveille des souvenirs pour mieux les endormir. Page 60 du roman, on lit cette phrase : « Mais au bout d’un demi-siècle, les quelques personnes qui furent les témoins de vos débuts dans la vie ont fini par disparaître. » Et le narrateur de poursuivre : « – et d’ailleurs je me demande si la plupart d’entre elles feraient le lien entre ce que vous êtes devenu et l’image floue qu’elles gardent d’un jeune homme dont elles ne pourraient même pas dire le nom. » Vers la fin de la pièce, dans un des (nombreux) moments de temporalité indécise et indécidable, Jean reconnaît Dominique qui ne le reconnaît pas ou bien joue à être une autre. Dominique est une actrice, Jean un écrivain.

Des voix dans le noir

Seul en scène, de dos (au public), « dans la pénombre », Jean parle comme à lui-même : « je ne veux pas compter les années… Il me semble que tout est resté si vivant… cela n’appartient pas au passé. » Ce sont les premiers mots de la pièce et ils en disent tout le balancement. Plus loin, cette didascalie : « A mesure que les répliques se succèdent, la lumière baisse, si bien que l’on finit par entendre leurs voix dans le noir », en dit le mouvement fait d’affleurements, d’apparitions et de disparitions lentes. Dans cette pièce, Patrick Modiano a l’élégance d’aborder le théâtre par le théâtre.

Trois pièces traversent sa pièce : La Mouette de Tchekhov dans la traduction d’Elsa Triolet, Bon week-end Gonzales, une pièce de boulevard (imaginaire), et L’Inconnue d’Arras, autre pièce imaginaire dont le titre convoque le fantôme de Jean Giraudoux. Elvire, la mère de Jean, a donné ce prénom à son fils en pensant à l’auteur de L’Apollon de Bellac qu’elle aurait aimé rencontrer et en être l’interprète mais elle n’a joué que du boulevard, sans grand succès. Elle vit avec un écrivain, Caveux – « Caveux n’est pas un écrivain… tout juste un journaliste » –, dit Jean, prétentieux, méchant et médiocre. Le parallèle est tôt fait, par les personnages eux-mêmes, avec la pièce de Tchekhov : Jean/Constantin, Dominique/ Nina, Caveux/Trigorine, Elvire/Arkadina. C’est une béquille qui reste une béquille.

En revanche, Modiano se délecte à parcourir le quartier déjà arpenté dans ses romans : la rue Blanche, la rue Henri-Monnier, la rue des Mathurins, le boulevard de Clichy, le boulevard des Batignolles où se situe le Théâtre Hébertot, seul cité dans la pièce, ainsi que son directeur de l’époque, Jacques Hébertot.

Le théâtre où Dominique répète La Mouette et celui où Elvire joue Bon week-end Gonzales sont contigus. Un tunnel, dit-on, les relie. Le vieux régisseur Robert le Tapia en connaît peut-être l’existence. Tout se passe dans le confinement de ces vieux théâtres parisiens de la rive droite pleins d’odeurs, débordants de souvenirs, habités d’acteurs et de spectateurs fantômes du passé ou d’eux-mêmes. Aujourd’hui comme hier, « c’est toujours les mêmes coulisses, les mêmes loges, le même velours rouge, et la même angoisse avant d’entrer en scène », dit Jean, porte-parole implicite de Modiano.

Les vies s’y déchirent à pas et mots feutrés. Pas d’esclandre, pas de cris, pas de « théâtre ». Beaucoup de scènes se passent dans une des loges où l’on entend les voix un peu lointaines et étrangement présentes qui arrivent de la scène dans les « retours ». Tous les personnages sont habités par le théâtre ; certains finissent par y rester à demeure, à s’y lover. Dans ces loges et ces scènes sans fenêtre, le temps s’absente ou dérive dans tous les sens. Jean rencontre sa mère en compagnie de Caveux : « En quelle année sommes-nous ? Je croyais vraiment que vous étiez morts. »

Une seule date traverse la pièce : le lundi 19 septembre 1966. Date de la générale de La Mouette dans un théâtre dont on peut penser qu’il s’agit du Théâtre des Mathurins ; la date de « nos débuts dans la vie », dit Jean.

Une mouette en cache toujours une autre

1966… En avril au Théâtre de l’Odéon, Roger Blin avait mis en scène Les Paravents de Genet, en juillet Roger Planchon occupait la Cour d’honneur du palais des Papes avec Richard III, Jean Vilar était venu causer avec le public au Verger Urbain V. On était loin de Modiano. L’été était fini. Après avoir joué La Mouette, spectacle annonciateur de l’automne, le metteur en scène et les acteurs iraient souper à l’Epi d’or, rue Jean-Jacques Rousseau, un restaurant qui sert tard et où les gens de théâtre des ces années-là aimaient s’attarder.

Le spectacle s’achève. On entend dans le noir les ultimes répliques (Modiano aiment que les scènes s’évanouissent doucement dans l’obscurité, avant leur fin) jusqu’au couperet final : « il faut vous dire que Constantin Gavrilovitch s’est tué. » Applaudissements. La salle scande le nom du metteur en scène et bientôt on entend : « Pi-to-ëff… Pi-to-ëff… Georges Pi-to-ëff... » Soudain le temps est cisaillé.

En 1922, le 25 avril, à la Comédie des Champs-Elysées, la compagnie Pitoëff donnait La Mouette pour la première fois en traduction française (après avoir créé le spectacle l’année précédente à Genève). Georges Pitoëff interprétait Trigorine et Ludmilla Pitoëff la jeune Nina. Dix-sept ans plus tard, pour sa dernière saison au Théâtre des Mathurins, Georges Pitoëff, avant de créer Un ennemi du peuple d’Ibsen (et d’endosser le rôle du Dr Stockmann), met à l’affiche une reprise de La Mouette. Première le 17 janvier 1939.

Georges interprète toujours le rôle de Trigorine et, à ses côtés, Ludmilla est éternellement Nina. « Ludmilla, dans l’inquiétude où la plongeait la santé de son mari, incarnait avec un pathétique naturel, une musicalité triste, l’oiseau humain blessé d’amour », écrit H.R Lenormand (dont Pitoëff avait créé Les Ratés) dans un livre de souvenirs. Trente-trois ans après La Mouette de Georges Pitoëff, le public des Mathurins se souvenait, romance Modiano. Il n’est pas besoin d’avoir vu certains spectacles pour s’en souvenir. Au théâtre, et particulièrement dans les vieux théâtres parisiens de la rive droite, nous dit l’auteur d’Un pedigree, la mémoire n’a pas d’âge, les souvenirs dormants ne dorment que d’un œil.

Nos débuts dans la vie, Gallimard, 96 p., 12€.

Souvenirs dormants, Gallimard, 110 p., 14,50€.

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