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Vincent Macaigne est mort samedi dernier à Lausanne au Théâtre de Vidy où se donnait son nouveau spectacle, En manque. On l’avait vu avant la représentation avec son t-shirt blanc et puis on ne l’a plus vu. Mick Jagger était mort pendant le spectacle, un panneau clignotant nous avait annoncé la nouvelle. Tous les spectacles de Macaigne sont peuplés de cadavres, de morts-vivants.
La fable de la fondation
Tous les soirs, il meurt pour ainsi dire en scène, joue son va-tout, comme si c’était la dernière fois. C’est toujours la dernière fois. Chaque représentation est unique, chaque représentation est la dernière. Celle d’En manque que j’ai vue le samedi 25 mars au théâtre de Vidy-Lausanne n’a pas grand-chose à voir avec celles du même spectacle créé en décembre au même endroit, ni avec celles qu’il donnera ailleurs. Macaigne brûle ses vaisseaux tous les soirs. Rien n’est plus vivant que ce mort-là qui renaît tous les soirs où il embrasse le théâtre tellement fort qu’il va jusqu’à lui serrer le kiki.
Un temps, Macaigne s’est réfugié derrière Shakespeare, Dostoïevski et compagnie (lire ici et ici), aujourd’hui il s’abrite derrière une fable qui lui sert vaguement de trame. Son théâtre a besoin de paravents pour se déshabiller. Alors voici la fable de la fondation qui aurait acheté toute la culture européenne. Les proprios et leurs pairs vivent en haut dans la montagne. Et en bas, dans la vallée, il y a les autres, les pauvres. Là-haut, ils ont tout (pris) : le fric, le pouvoir, la culture. Magnanime, la fondation va exposer en bas une série de Caravage. Tout est sous contrôle, tout est sous clef. Manque l’essentiel : l’envie, le désir, l’amour, la joie.
Alors tout cela revient comme un boomerang, les certitudes vacillent, les apparences se déchirent. On pète les plombs, on détruit tout. La famille, la communauté première, explose. La jeune Liza (extraordinaire Liza Lapert) veut tuer sa mère Sofia (Sofia Teillet) et partir avec celle qu’elle aime, Clara (Clara Lama-Schmit) tandis que le mari ou l’ex (Thibaut Evrard) venu d’on ne sait où déboule du haut des gradins (là où se tient la régie, là où Macaigne orchestre la soirée) et pousse sa gueulante. C’est lui, naguère, qui a pris sa petite fille dans ses bras pour la séparer de sa mère droguée à l’acide.
Un film de famille
Le spectacle avait commencé par une expo de Caravage dans la vallée, et c’est Michel Ange qui s’invite quand, dans le brouillard, la petite fille tenue par son père tend une main vers celle tendue de sa mère pétrifiée. On ne sait plus trop où on est et on s’en fout. Vers la fin de cette séquence, sur un moniteur perdu dans la fumée, on voit une scène de vacances sur une plage. Un film de famille. Ils sont jeunes, le bébé pleure, ils sont heureux, ils ne savent pas encore qu’ils vont vieillir, faire ces concessions, pactiser, baisser trop souvent les bras, ne plus trop oser se regarder dans une glace pour ne pas voir apparaître les premières rides. Macaigne est en manque de jeunesse, d’hier, de morts. Les disparitions de Bowie, Prince (il nous fait chanter « Purple rain ») et d’autres ont foutu le bourdon au sablier. Alors quoi ? Alors détruire, c’est recommencer à vivre.
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Ne vous fiez pas à ce que je viens d’écrire : une histoire construite. Elle ne l’est pas. Par pudeur peut-être, Macaigne s’en sert pour parler de lui, de ses (nos) doutes, de ses (nos) échecs. De sa génération, pas seulement. « Se regarder soi-même. Se regarder et affronter ça, son propre échec et ses propres faiblesses », écrit-il en préambule de ce que doit être En manque. Ou encore : « Pas faire un spectacle sur l’actualité. Mais sur notre profondeur noire et lumineuse. Notre amour et notre intimité dans le Monde. Notre colère et notre crainte de l’avenir. Notre culpabilité et notre chemin accompli. Ne pas résoudre les paradoxes et les contradictions. Essayer d’être plus grand que le cadre. » Si le théâtre n’excède pas le théâtre, il est bon pour n’être qu’un produit culturel.
« Il n’y a que l’amour de vrai »
« Il est désespérant d’être nous », peint l’homme en lettres rouges sur un mur blanc. C’est un autre « nous » que cherche Macaigne, celui d’une communauté, d’une bande. Fût-elle celle d’un soir : à un moment du spectacle, le premier rang se lève (des complices) et invite tout le monde à danser, à faire la fête, il y a un distributeur de cannettes au fond du plateau. On tend des guirlandes de néons, la musique pousse ses décibels, Macaigne au micro depuis la régie joue les DJ et incite les gens à s’embrasser. On pressent chez lui une envie de fondre en un le DJ, le metteur en scène et l’acteur. La communauté, la bande, c’est d’abord celle que forment ceux qui l’entourent le temps d’un spectacle. Acteurs, collaborateurs et techniciens. Etre bien ensemble un bout de chemin. C’est le rêve de Macaigne : que tout spectacle soit comme une étreinte. C’est pourquoi il ne peut pas se passer de théâtre. « Il n’y a que l’amour de vrai. » Ce sont les derniers mots d’En manque.
C’est du théâtre qui rage, rugit, rêve à haute voix. Un théâtre à vif contre la torpeur, la défaite, le no future. Inquiet mais vivant. Violent mais touchant. On retrouve dans En manque son vocabulaire scénique : fumées blanches, musique et micros tonitruants, néons, sols et murs maculés, etc. A un moment, la fumée blanche envahit tout, on aperçoit sur le côté droit un brasero. Une flamme tremble en cherchant à s’évader du bidon qui l’a vue naître. Chacun fait ce qu’il veut avec ça. Moi, j’ai eu les larmes au yeux. A cause de la fumée ?
Le spectacle En manque doit poursuivre ses aventures la saison prochaine.