
Agrandissement : Illustration 1

On l’avait un peu oublié, Jean-Pierre Vincent a commencé par être un acteur (tout comme Patrice Chéreau) au sein du groupe théâtral du lycée Louis Le Grand. Près de soixante ans plus tard, ayant vite bifurqué vers la mise en scène, c’est à un véritable show d’acteur qu’il s’est livré debout à côté de son intervieweur (Olivier Neveux) assis, devant le public du festival Théâtre en mai à Dijon dont il est cette année le parrain.
D’un grand parleur l’autre
Le spectacle – car c’en fut un – se passait dans le foyer du grand théâtre de Bourgogne, théâtre où Vincent présente sa mise en scène jubilatoire de l’increvable En attendant Godot de Beckett. Chaque mise en scène conséquente de cette pièce montre la richesse infinie de la mécanique de son moteur aux multiples cylindres, de ses pneus inusables même quand ils sont éculés, de son châssis bien carrossé. C’est là, sur cette même scène du Théâtre de Bourgogne que Jean-Pierre Vincent créa en 1968 La Noce chez les petits bourgeois de Brecht, spectacle qui allait faire connaître la compagnie naissante qu’il fondait alors avec Jean Jourdheuil. La dramaturgie était donc parfaite. Olivier Neveux, qui avait préparé quelques savantes questions, repartit bredouille : il comprit très vite qu’une fois ouvertes, les vannes du moulin à paroles qu’est Vincent sont difficilement contrôlables ; il ne contrôla rien, il but, comme nous, du petit lait.
Au titre de « parrain du festival », Vincent succède à un autre grand parleur, Pierre Debauche. Ce dernier fonda le Théâtre des Amandiers à Nanterre que, plus tard, Vincent devait diriger. Laissons les fiches de théâtre contemporain.net et autre Wikipédia faire leur boulot de dates, de chiffres et de titres et attardons-nous sur cette venue inopinée de Vincent au Théâtre de Bourgogne.
Au groupe théâtral du lycée Louis Le Grand (début des années 60), après avoir mis en scène La Cruche cassée de Victor Hugo, Vincent dit s’être « effacé » comme metteur en scène en devenant « le collaborateur de Patrice Chéreau ». Ils se retrouvent ensemble au théâtre de Sartrouville, au bout de quelques années, Vincent décide de partir : « On n’avait plus rien à s’apprendre. » Jacques Fornier, le fondateur du Théâtre de Bourgogne, a une troupe et il a vu les spectacles de Chéreau et Vincent. Il offre sa troupe. Vincent pense à La Noce chez les petits Bourgeois, la distribution des rôles collant bien avec les membres de la troupe.
« C’était quoi, être brechtien à l’époque ? »
Les répétitions ont lieu au théâtre de Beaune où, « par hasard », Vincent retrouve Jean Jourdheuil, rencontré peu de temps auparavant. L’histoire du théâtre est faite de ces hasards qui n’en sont pas. Les répétitions ont lieu avec la troupe de Fornier (sans Roland Bertin parti travailler avec Chéreau) et la première doit avoir lieu à la Maison des arts en construction de Chalon-sur-Saône que dirige déjà Francis Jeanson. Les travaux s’attardent, et c’est pourquoi la création se fait à Dijon au Théâtre de Bourgogne en octobre 1968. Débats musclés avec le public tous les soirs, « surtout quand dans la salle il y avait un élu ». Une autre époque.

Agrandissement : Illustration 2

Profitant d’une respiration de Jean-Pierre Vincent entre deux phrases, Olivier Neveux glisse une question : « C’était quoi, être brechtien à l’époque ? » Et c’est reparti pour un tour de piste qui débouchera sur « l’humour brechtien », « l’ironie critique » de l’ami Bertolt. Et si c’était cela qui résumait le mieux le théâtre selon Vincent ? Cette ironie critique qui sous-tend tout son discours devant le public de Dijon, c’est aussi celle qui constitue le système nerveux de la plupart de ses spectacles tout au long de sa vie. A commencer par ceux qui firent les riches heures de la compagnie Vincent-Jourdheuil, Jean Jourdheuil ayant en matière d’humour une cartouchière bien garnie.
Tout va basculer soudain quelques années plus tard : « Un jour où je faisais les foins chez Jean-Louis Hourdin, je reçois un coup de téléphone d’Alain Crombecque, tête chercheuse de Michel Guy, le secrétaire d’Etat à la Culture du nouveau président Giscard d’Estaing. Il me propose la direction du Théâtre national de Strasbourg ! » Fin déchirante de la compagnie Vincent-Jourdheuil, pleine de nuits blanches passées à discuter (Jourdheuil et d’autres refusent de jouer le jeu de l’institution). Commence alors pour Vincent la fabuleuse aventure des années passées au Théâtre national de Strasbourg (1975-1983) avec une équipe artistique permanente (douze acteurs, deux dramaturges, un autre metteur en scène, André Engel). S’en suivra un autre déchirement, lorsque Vincent, après huit ans, quitte le TNS pour prendre la direction de la Comédie Française (il n’y restera que trois ans). Dominique Muller, l’un de ses dramaturges strasbourgeois, grand joueur d’échecs, lui demande : « La Comédie Française, c’est foutu ou à moitié ? », « A moitié », répond Vincent. « Alors n’y va pas. » Il y va tout de même. Une partie de l’équipe de Strasbourg le suivra, une autre vivra cela comme une trahison. Il a 40 ans. Il en a 33 de plus aujourd’hui.
Laurel et Hardy s’invitent chez Beckett
Ancien élève de l’école du Théâtre national de Strasbourg au temps d’Hubert Gignoux, membre de la troupe strasbourgeoise de Vincent, Alain Rimoux fut de ceux qui le suivirent à la Comédie Française. Aujourd’hui, dans En attendant Godot, il est un fabuleux Pozzo, empruntant son costume et son embonpoint au Peter Ustinov de Lola Montès, il en fait un paysan d’Europe, fumeur de bouffarde (comme l’indique Beckett), un vendeur de chevaux madré ayant en poche un recueil sam’suffit de citations. Même en devenant aveugle au cours de la pièce, il garde intacte son goût pour les mots d’auteurs (dont se gausse l’auteur Beckett) : « un beau jour je me suis réveillé, aveugle comme le destin », dit Pozzo parlant comme Giraudoux.
Charlie Nelson (Vladimir) et Abbès Zahmani (Estragon) sont des comédiens aguerris, véloces. Jean-Pierre Vincent est l’un de ces metteurs en scène (peu nombreux, à dire vrai) qui vont souvent au théâtre voir les acteurs qui alimenteront leurs rêves de distribution, il les avait vu jouer et avait déjà travaillé avec eux. En les distribuant dans Vladimir et Estragon et en les réunissant, Vincent fait d’une pierre deux coups tant les deux acteurs font la paire. L’un petit, l’autre plus épais; l’un toujours à souffrir (à commencer par les pieds) et épris de solitude, l’autre, plus jovial, toujours heureux de retrouver son compagnon, on pense irrésistiblement et tout le temps à Laurel et Hardy. Magnifique filiation, superbe emprunt ou hommage. Beckett qui filma le vieux Keaton admirait le cinéma burlesque, sa concision, sa vitesse, sa façon de tordre les corps comme des pantins.

Agrandissement : Illustration 3

Devant le public dijonnais, Vincent a dit avoir eu envie de monter Godot après avoir lu l’étude qu’en fait Günther Anders dans L’Obsolescence de l’homme. Le penseur autrichien y décrit un Beckett qui, loin de montrer le nihilisme de l’homme, montre au contraire « l’incapacité de l’homme à être nihiliste ». Il conclut son étude en évoquant le « jeune Chaplin » et en affirmant que dans la pièce de Beckett « ce n’est pas la métaphysique qui a le dernier mot », renvoyant par là même la notion de « théâtre de l’absurde » accolée par l’université à Beckett, à une absurdité. En attendant Godot est une pièce construite sur du vide, nullement métaphysique mais pleinement physique, et en ce domaine ce que font les deux acteurs est stupéfiant, comme si les mots de Beckett étaient au service de leurs corps et non l’inverse. D’ailleurs Vincent dit être très attentif à la physique des indications scéniques de Beckett, en particulier, ses « silence » ou « long silence ». Le silence indiquant moins la suspension de la parole que la fin d’un jeu de scène, l’ensemble de la pièce pouvant se lire comme un tricotage de saynètes, d’attractions, de numéros.
Vincent n’y fait pas référence mais son spectacle fait écho à ces lignes d’Alain Badiou (Beckett, l’increvable désir, Hachette) : « Il faut jouer Beckett dans la plus intense drôlerie, dans la variété constante des types théâtraux hérités, et c’est alors seulement qu’on voit surgir ce qui fait la vraie destination du comique : non pas un symbole, non pas une métaphysique déguisée, encore moins une dérision, mais un amour puissant pour l’obstination humaine, pour l’increvable désir, pour l’humanité réduite à sa malignité et à son entêtement. » L’amour puissant que Vincent porte aux acteurs ne faisant que renforcer ce propos.
Le music-hall n’est jamais très loin chez Beckett. Et on le retrouve aussi dans le couple Pozzo-Lucky, l’exploitation de l’homme par l’homme vue par une toupie. C’est ainsi que Frédéric Leidgens conçoit le monologue de Lucky : un discours qui se moque des communicants (même si le mot n’existait pas encore dans les années 50), des jargons pseudo-scientifiques, des langues pompeuses des politiciens et des académiciens, de tous les professionnels de la parole pré-digérée, etc. Un discours qui ne renvoie qu’au vide qui le constitue.
Le rire comme arme, le corps comme parole. Ce spectacle est un lot de consolation offert à tous les militants, sympathisants ou simples péquins qui aujourd’hui se détournent des partis politiques, des urnes et cherchent ailleurs une issue. Ils attendent Godot, eux aussi, d'une certaine façon. Ils savent qu’il ne viendra pas. Pas aujourd’hui. Demain ? La force de cette pièce, comme de tous les chefs-d’œuvre, c’est qu’une mise en scène de haute tenue nous la fait entendre tout autrement. Et qu’on en redemande.
Festival Théâtre en mai à Dijon proposé par le Centre dramatique national Théâtre Dijon Bourgogne, jusqu’au 31 mai.
En attendant Godot, dans la mise en scène de Jean-Pierre Vincent, sera repris la saison prochaine à Angers (Le Quai), Grenoble (MC2), Namur (Théâtre royal), Strasbourg (TNS), Bordeaux (TNBA) et Paris (Bouffes du Nord).