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Sylvain Creuzevault met en scène pour la première fois au théâtre L’esthétique de la résistance, le roman aux sous-bassements biographiques de Peter Weiss, 900 pages aux caractères serrés. C’est un spectacle aussi important que bouleversant. Non seulement parce que Peter Weiss, dans ce roman majeur de la seconde moitié du XXeme siècle européen brasse des pans cruciaux de notre histoire (de la guerre d’Espagne au stalinisme en passant par les exterminations nazies et le parti communiste allemand clandestin) dont nous sommes, peu ou prou, les héritiers et interroge la belle notion de communisme jusque dans ses ignobles défigurations ; mais aussi parce que Sylvain Creuzevault déploie finement le roman en dédiant son travail à François Tanguy qui fut comme son grand frère; mais encore, et tout autant, parce que ce travail, follement intense et vivant, marque l’entrée dans le métier d’une promotion, le groupe 47 du TNS, embrassant tous les champs du théâtre, promotion épaulée par la garde rapprochée du Singe, la compagnie de Creuzeuvault ; mais enfin parce que ce spectacle, fruit d’un travail de cinq mois étalés sur deux ans, marque la fin d’une époque du Théâtre national de Strasbourg, celle des années Stanislas Nordey lequel a bordé ce travail de son affection, de sa fidélité et de sa solidarité, notions au coeur du roman de Weiss et du spectacle de Creuzevault.
L’épais roman est divisé en trois parties tout comme le spectacle,lequel dure plus de cinq heures (avec deux entractes), sans le moindre temps mort. Le voyage commence là ou débute le roman : devant la frise de l’autel ramené de l’acropole de Pergame et exposée à Berlin. S’y retrouvent le 22 septembre 1937, trois amis, Heilmann , Coppi (noms de personnes ayant existé) et le narrateur (fictif mais, à bien des égards proche de l’auteur Peter Weiss). Ainsi, dès les premières lignes, l’Histoire et la fiction s’entremêlent, il en sera ainsi jusqu’au bout.
Heilmann a quinze ans, les deux autres qui en ont vingt (ils sont donc né en 1917, et pour le narrateur, la nuit même de la Révolution d’Octobre) et sont ouvriers (Coppi chez Siemens, le narrateur chez Alfa Laval), ils appellent Heilmann « notre Rimbaud ». Après la fresque où manque Hermès (figure obsédante du roman), les livres entrent en scène via la bibliothèque municipale ou celles des parents : Maïakovski, Rosa Lexemburg, Barbusse, Toller et bien d’autres. Mais aussi une introduction au Capital. Et puis des tableaux, de Klee à Chagall. « Et ce que nous découvrions lorsque nous contemplions un tableau , c’était un réseau de fils, de fils brillants qui s’épaississaient en masses, se dispersait, s’assemblaient pour former des champs lumineux qui nous inondaient en informations qui pouvaient être déchiffrées » dit le narrateur. La mise en scène de Creuzevault avance ainsi, par réseaux de fils, par scènes de détails et plans d’ensemble, une intense variation de focales qui donne à la représentation son tempo.
Ajoutons que le roman écrit dans les années 1970 comme le vibrant spectacle ne manquent pas de faire écho à ce qui se passe aujourd hui en Ukraine (résistance armée et esthétique ) et dans la Russie de Poutine ( terreur et dictature d’un art officiel). « Les monuments du fascisme réalisés d’après des modèles grecs et romains ne sont que du plâtre et ne parlent de rien » dit Coppi. « C’est pourquoi « les représentants de la vérité vivent en exil ou en captivité ou lorsqu’ils prennent le risque de dire ce qu’ils pensent ils payent leur franchise de leur vie » complète Heilmann. Aussi lisent-il La Divine Comédie de Dante....
Le père du narrateur parle de Rosa Luxemburg comme d’une sainte : « ce à quoi elle tenait sans relâche, c’était d’être à l’écoute de ce qui se passaiet en eux [les travailleurs], de les connaître, car le renouveau viendrait d’eux, eux seul éaient capables d’abolier la société de classes ».
Et pourtant, « dès l’année trente , une bonne partie de la classe ouvrière donna sa voix aux nationaux socialistes » dit encore le père du narrateur.
De nombreuses pages traitent des dérives de la direction du Parti communiste allemand, Peter Weiss fait entre en scène Münzenberg, figure du parti, critiqué et désavoué par Moscou. Et voici que le narrateur achète le Château de Kafla et que le libraire lui montre un livre avec des gravures de Dürer. Un narration conçue comme un montage de scènes dont l’enchaînement est plus dialectique que logique. Ainsi procède tout autant Creuzevault. Le premier livre de la première partie s’achève par le massacre d'un inconnu, celui que le village appelle « l’idiot du village ou le juif ».
Le seconde volet de cette première partie nous entraîne en Espagne où le narrateur, pour échapper au service militaire et par conviction, s’engage dans les Brigades internationales. Il n’ira pas au front, s’occupera d’intendance. A travers la figure féminine et féministe de Marcauer, Peter Weiss écrit des pages qui ont du plaire à Simone de Beauvoir, puis est évoqué le procès stalinien du soit-disant « traitre » Boukharine, proche compagnon, de Lénine. Puis c’est au tour de Marcauer d’être arrêtée. Un jour le narrateur accompagnant son ami Aychmann, ils vont dans un bois d’orangers et, ouvrant un livre, regardent des reproductions de dessins de Picasso montrant les différentes étapes conduisant à son tableau Guernica. Quelques pages plus loin on est devant Le radeau de la Méduse de Géricault. Ainsi vont les entrelacs de l’Histoire, des tableaux et du roman. « Grace à leur imagination, les peintres produisaient des situations où ce qu’ils avaient vécu eux-mêmes était superposé à l’événement choisi par eux jusqu’à ce que naquit l’impression d’une concordance » écrit Peter Weiss. C’est aussi ce que cherchent Creuzevault et toute son équipe matérialisant cela par des scènes qui sont comme rituellement balayées par un tulle transparent couleur de deuil traversant la scène, comme une page qui se tourne sans s’effacer vraiment. La troupe fait front, bloc, avance groupée
Après un premier entracte, la seconde partie du roman commence aux accords de Munich. La guerre d’Espagne est perdue, voici le narrateur à Paris. Avec trois actrices-chanteuses, Creuzevault nous régale d’uen bouffée d’amour de la scène, un bref et délicieux moment de music hall. Arrivé à Stockholm où il trouve du travail dans une filiale de la firme qui l’employait à Berlin, le narrateur se souvient de son tête à tête parisien avec Géricault, de la façon dont le peintre allait travailler à la morgue. « Devant les morts s’effritait en lui tout résidu de vanité et d’illusion sur lui-même ». C’est à Stockholm que le narrateur va rencontrer Brecht. Peter Weiss -qui ne l’ a pas rencontré- invente tout et Creuzevault en fait autant. Alors que dans le roman le narrateur aide Brecht à travailler sur une pièce historique racontant le destin de Margareta, une reine nordique (seule partie fastidieuse du roman), Creuzevault troque cela par une séance de travail autour de Mère courage, pièce que Brecht venait d’achever en 1938. Un régal...brechtien avec la Wiegel (épouse de Brecht et grande actrice) et les femmes entourant Brecht. Et puis survient ce moment où, alors que Brecht prépare son départ qui le conduira aux USA, le narrateur est chargé par l’écrivain de mettre en caisses sa bibliothèque et d’en faire l’inventaire. Peter Weiss fait c’est un inventaire. Là ou tout autre metteur en scène aurait passé outre pour la scène, Creuzevault, grand lecteur, s’attarde, fait de cette lecture de centaines de titres un diabolique et magnifique moment de théâtre, en songeant, in petto, à une autre bibliothèque, similaire, celle de son ami trop tôt disparu, François Tanguy. Un enchâssement de filiations et d’amitiés
Entre temps est apparue Charlotte Bischoff. L’une des rares militantes à avoir survécu au démantelement du réseau de résistance communiste allemand clandestin. Peter Weiss l’a rencontrée et ces rencontres ont nourri son roman. Belle personne, beau personnage. C’est elle qui se souviendra de tous les morts à la fin de la troisième partie en ayant tout noté dans unn petit carnet, partie ultime du roman qui commence par les retrouvailles du narrateur avec ses parents. Ils ne se sont pas vus depuis plus de deux ans. La mère est malade, usée, mutique, le père lui tient la main. « Jamais je n’avais vu mes parents aussi unis que ce samedi de mai dix-neuf-cent-quarante alors que nous venions d’apprendre le déclenchement de l’offensive allemande contre la Belgique, la Hollande et la France ». Le père raconte au fils comment il avait vu à Warnsdorf des fabricants juifs tirés de leurs magasin, des pancarte au cou, exposés sur la place du marché. Dans le spectacle les personnages portent aussi une pancarte au cou mais c’est pour qu’on se souvienne de leur nom. Tous vont mourir. Copi et les autres. Décapitation pour les femmes, pendaison pour les hommes. Peter Weiss détaille tout, Creuzevault suggère. Seule Bischosch est passée entre les gouttes, devenant, de facto, porteuse de leur mémoire, gardienne de leurs noms. Elle et le narrateur . A la fin, dans la mise en scène de Creuzevault, les morts se tiennent par les bras, s’agglutinent, forment une guirlande dégingandée, comme une danse macabre et solidaire. Peter Weiss, au fond de la scène, les regarde.
TNS , espace Grüber, ts les js à 19h, sf sam 27 et dim 28 15h, depuis le 23 mai jusqu’au 28. Puis au Printemps des Comédiens au domaine d’Ô les 9 et 10 juin à 22h. A la rentrée du 9 au 12 nov à la MC93
Traduit de l’allemand par Eliane Kaufholz-Messmer, l »L’esthétique de la résistance » de Peter Weiss est paru aux Editions Klinksieck d’abord en trois volumes entre 1989 et 1993, puis en un seul volume en 2017.