Au tout début du nouveau spectacle de ce diable de Bartabas, en voyant débouler sur la piste une théorie (une nuée ? Une horde ? Un régiment?) de dindons, je me suis souvenu d’autres dindons (leurs arrière-grands parents ?) moins nombreux mais au aussi dodelinants, c’était, il y a bien longtemps (4O ans? Plus ? ) un soir d’été sur l’île de la Barthelasse, au temps du cirque Aligre. Personne ne connaissait alors cette bande d’hurluberlus formés à la rue autant qu’au cirque. Ces joyeux rois du frappadingue. se prétendaient fils d’un baron , tous parlaient le skovatch, un sabir compréhensible par eux seuls. Le soir, avant le spectacle de la Cour d’honneur, je revois Martex (futur Bartabas) déboulant sur son cheval place du Palais des papes, il se dresse, avale un rat et repart. De cette aventure naîtra Zingaro.
Sur la photo qui ouvre le vieil et bel album fêtant les vingt cinq ans de Zingaro, tout le monde est là : Igor et Mirage (cheval), Branlo (frère d’Igor) et Bib-bip le dindon, Nigloo et Pépé le chien, Brigitte seule à gauche de l’image, Bartabas avec l’aigle botté, Marcus et Champagne (cheval).
Leurs vies vont bientôt bifurquer. Igor avec sa compagne Lilly allaient fonder l’aventure sans pareille des Dromesko, Nigloo et Branlo allaient suivre d’autres routes merveilleuses (comme celle, ces dernières années, du cirque Trottola) , Bartabas restera à la tête de Zingaro. Plus tard l’architecte Patrick Bouchain, amis de tous, construira au fort d’Aubervilliers, ce bel édifice en bois du théâtre équestre Zingaro où Bartabas et ses chevaux vivent à demeure. Quand le maître des lieux ne crapahute pas à travers le monde c’est le monde qui vient à lui, sur scène et dans la salle. De succès en succès, Bartabas parfait sa légende que le mot cirque ne résume pas et que le mot poésie scénique ne récuse pas.
Dans ce livre des vingt cinq ans de Zingaro (à quand celui des cinquante ans ? ), je retrouve un entretien avec Bartabas datant d’ octobre 1991, au moment de la reprise parisienne de Zingaro opéra équestre, donné dans l’antre d Aubervilliers après la création au Festival d’Avignon. « On se sent proches de Kantor, de Novarina, de Pina Bausch. Ou du Bread and puppet, de l’Odin théâtre, de Jérôme Deschamps » me disait-il. Résumé d’une époque qu’une bonne partie des spectateurs d’Aubervilliers n’ont pas vécu.
Donc, après la traversée porte-bonheur et mémorielle des dindons, place aux chevaux, place au chants et à la musique, place aux Irish travellers, second volet des cabarets de l’exil après celui de la culture Yiddish (un troisième viendra ultérieurement clore le cycle) . Bartabas est allé en Irlande chercher ces frères de lait abreuvés aux chevaux, à la musique et à l’errance, en marge dans leur propre pays. Ils n’en étaient jamais sortis. Les voici avec leurs chants souvent déchirants chantées par l’immense Thomas Mc Carthy et les musiciens enjoués que sont Gerry O’Connor (violon et un peu plus que ça),Loic Blejean (pipe, la cornemuse irlandaise)), Ronan Blejean (accordéon) et Jean-Bernard Mondoloni (bodhrán - sorte de tambour irlandais - et piano). Une vingtaine de chevaux ayant pour noms Angelo, Conquête, Corto, Dan, Dicky, Dragon, Famine, Guerre, Guizmo, Homer, Misère, Posada, Raoul, Ted, Totor, Tsar, Ultra, Oberon, Olimpo, Quijo, Schlimak, Zurbarán, sans compter la mule et l’âne. Et autant d’artistes autour de Bartabas : Henri Carballido, Sébastien Chanteloup, Michaël Gilbert, Mickaël G. Jouffray (danseur), Manolo Marty (artiste force), Perrine Mechekour, Théo Miler, Bérenger Mirc, Leonardo Montresor (corde volante), Fanny Nevoret, Paco Portero, Bernard Quental, Emmanuelle Santini, Alice Seghier, Cheyenne Vargas,Dakota Vargas,et David Weiser . Du beau monde.
Une heure quarante cinq durant tout s’enchaîne sans temps mort, de cavaliers et cavalières virtuoses en gags bon enfants ou en suspension poétique tel ce poulain seul en scène dans une nuage de fumée, le spectacle lui aussi galope, entrecoupé par les chants a capella dont les premiers mots dit en français par une cavalière donnent une vague idée mais qu’importe,Thomas Mc Carthy nous emporte.
Les Irish travellers voyagent en Irlande en famille avec leurs chevaux , leurs caravanes. Bien que reconnus comme une minorité ethnique depuis 2017, des associations présentent à Aubervilliers racontent comme les Irish travellers sont victimes dans leur pays de discrimination (santé, école, etc). En Irlande comme dans la plupart des pays, ce peuple nomade est peu à peu contraint à une certaine sédentarisation. Leurs chants, leurs épopées, leur poésie, leur musique et leurs chevaux font leur force et préserve leur culture, leur identité . Ils traversent ce cabaret de l’exil comme dans un rêve, celui d’une reconnaissance au-delà des frontières de leur pays.
Cabaret de l’exil, Irish travellers au Théâtre équestre Zingaro, les mar, mer, vend et sam 20h30, dim 17h30 (sf le 25 déc) ,jusqu’au 31 décembre. Spectacle prolongé pour cause de succès jusqu'au 2 avril.