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Dans un roman ou dans un film, on passe d’un espace à l’autre en un clin d’œil. Un retour à la ligne, un changement de plan et, hop, c’est fait. Au théâtre, c’est beaucoup plus coton. Par exemple, dans la deuxième journée de la pièce de Claudel Le Soulier de satin, la scène 7 se passe la nuit sur le bateau de Don Rodrigue en pleine mer et la scène suivante dans la forteresse de Mogador. Comment faire ? La réponse choisie par Iannis Kokkos et Antoine Vitez fut d’abord de construire un plancher légèrement incliné, d’y apporter des petits éléments disparates et de laisser les spectateurs imaginer le reste. Aujourd’hui, les changements de décor quand ils existent (on en observe de moins en moins) se passent de plus en plus souvent sous le regard des spectateurs. Dans le dernier spectacle d’Ariane Mnouchkine Une chambre en Inde, c’est l’un des charmes du spectacle : en quelques secondes, tout a changé.
Changements de décor
Tout ce préambule pour en arriver au spectacle Un amour impossible, le livre le plus récent de Christine Angot adapté par ses soins dans un dialogue permanent avec Célie Pauthe qui signe la mise en scène. Cette dernière, après avoir lu le livre, a tout de suite voulu le porter au théâtre.
Cette fois, les changements de décor disent des changement d’espace mais aussi de temps : de l’enfance de Christine (Maria de Meideros) à la rencontre tardive avec son père et ce qui s’ensuivit (c’est le sujet de L’Inceste, premier succès de librairie pour Christine Angot en 1999), jusqu’au présent de sa mère (Bulle Ogier), octogénaire. Un amour impossible se concentre sur ces rapports fille/mère au fil du temps jusqu’à une longue scène d’explication (et de réconciliation) finale entre les deux femmes, une scène le plus souvent dialoguée dans le livre.
Le parti pris de Célie Pauthe et de son scénographe Guillaume Delaveau est aux antipodes de celui du Théâtre du Soleil et proche de l’esprit d’un Vitez. L’espace, nullement réaliste, est essentiellement composé de fauteuils, d’une étroite table de travail (sur laquelle l’enfant fait ses devoirs puis, devenu’écrivain, écrit), d’une autre table un peu moins étroite où la mère et la fille s’assoient pour grignoter et discuter et encore une table de restaurant, tout cela apparaissant, disparaissant, se déplaçant au gré des scènes. Il y a également une ouverture centrale au fond de la scène, c’est là qu’une machiniste de l’Odéon déroule un tapis (qui n’est pas rouge) avec un geste magistral du pied droit. Tous les changements sont théâtralisés. Ils auraient pu être effectués dans le noir en une poignée de secondes, ils se font en pleine lumière calmement, lentement, accompagnés d’une musique. Les quatre machinistes du Théâtre de l’Odéon qui les effectuent (un seul, Julien Cosqueric, est nommé dans le programme car il « joue » dans une scène en servant des petits pains à la table du restaurant) viennent saluer à la fin du spectacle et c’est justice. Ces hommes et femmes vêtus de noir comme des corbeaux et comme les manipulateurs du bunraku marchent sans se presser, chacun ayant son lot de tâches à effectuer ; cela frise parfois la chorégraphie. Autant de moments de grâce dans un spectacle qui peine à se trouver.
C’est la scène finale
Célie Pauthe voulait concentrer le spectacle sur les trente dernières pages, le long dialogue entre Christine et sa mère. Elle avait raison car c’est la partie la plus forte du roman, avec un dialogue nourri. Christine montre à sa mère que le refus du futur père de Christine de se marier avec elle, de ne pas reconnaître l’enfant dans un premier temps, de renvoyer constamment la mère à ses origines prolétaires et juives, que tous ces événements sont d’abord dictés par des considérations de classe, lui « dans son monde supérieur » n’ayant de cesse de rabaisser la mère dans un « monde inférieur », et que la transgression de l’interdit fondamental (l’inceste) participe à cette entreprise générale d’humiliation sociale.
Face à la proposition de Célie Pauthe, Christine Angot a raison de faire remarquer que l’on ne peut comprendre cette scène qui si on connaît tout ce qu’ont vécu la mère et la fille depuis l’enfance de cette dernière. Et même avant. Alors Angot se propose d’écrire ces scènes explicatives sous forme de dialogues. Célie Pauthe accepte cette proposition. Christine Angot est familière du théâtre, l’un de ses premiers textes, Corps plongé dans un liquide, a été publié en 1992 dans la collection Tapuscrit de Théâtre Ouvert.
Le résultat est cependant bancal. D’abord, ces dialogues avancent sans enjeu sinon celui de nous informer ; scéniquement, la matière est faible, le dialogue paraît artificiel. Or ce n’est pas le cas lorsque, reprenant le récit du livre, les deux personnages filmés nous parlent par écran interposé. Le contraste est flagrant. Enfin, ce sont des êtres qui, sous nos yeux, vieillissent, Christine au début est une enfant, à la fin elle a l’âge de Christine Angot aujourd’hui. Pas simple pour un comédien adulte de jouer un enfant. Célie Pauthe et son actrice Maria de Medeiros optent pour la pire des solutions : une transformation de la voix (qui devient criarde, etc.) et un jeu du corps de petite fille nerveuse assez caricatural. Tout cela va peser sur le reste de la représentation. Dans le cas de Bulle Ogier (la mère), partant d’un âge plus avancé, les dégâts sont moindres.
C’est d’autant plus regrettable que le spectacle semblait vouloir se détacher de tout réalisme. Mais il y retourne. De plus, l’écriture au quotidien de Christine Angot peine à atteindre le tragique que Célie Pauthe croit y déceler. Cependant, il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas se laisser emporter dans la dernière scène quand Bulle Ogier-la mère dit qu’elle aurait bien voulu garder le souvenir des « bons moments » passés avec l’homme follement aimé, malgré toutes les humiliations subies. Mais non, après ce qu’il a fait à sa fille et qu’elle n’a pas su pressentir, « ce n’est plus possible ». Cet amour-là aussi est devenu impossible.
Théâtre de l’Odéon aux ateliers Berthier, du mar au sam 20h, dim 15h sf le 28 fév, jusqu’au 29 mars. Puis au Théâtre de Vannes le 6 avril.
Un amour impossible est paru en poche J’ai lu, suivi de la Conférence à New York qui en explique la genèse et que Christine Angot lira à l’Odéon le samedi 4 mars à 16h.