C’est à la librairie Ombres blanches à Toulouse que je suis tombé sur un livre non identifié comme essai, journal ou roman mais qui tient des trois genres à la fois: « Merci aux ambitieux de s’occuper du monde à ma place ». Un tel titre publié chez José Corti (sous la houlette de son sigle étoilé : « rien de commun »), cela ne faisait aucun doute : j’avais devant moi un livre de Georges Picard. J’allais l’ouvrir quand l’un des jeunes animateurs de la librairie me confia : « c’est un auteur que nous défendons beaucoup ! ». Le libraire défend les livres, les autres se contentent d’en vendre. J’ai donc acheté le dernier Picard.
Le monde vu de Beauvilliers
C’est le titre d’un autre livre de cet auteur que je ne connaissais pas qui, il y a quelques années, m’avait intrigué, exposé en vitrine de la librairie Corti, à deux pas du théâtre de l’Odéon : « Le vagabond approximatif ». Comment résister à un tel titre ? D’ailleurs le premier plaisir que l’on a en ouvrant un nouveau livre de Georges Picard , c’est d’égrener les titres de ses ouvrages depuis le début comme une sorte de trésor dont on compte les pièces d’or: « Du malheur de trop penser à soi », « Petit traité à l’usage de ceux qui veulent toujours avoir raison », « Le bar de l’insomnie », « l’Hurluberlu ou la philosophie sur un toit »… ». Je ne les ai pas tous lu, loin s’en faut, ce sont des réserves de plaisir en perspective. « Merci aux ambitieux de s’occuper du monde à ma place » doit être son vingtième livre à un ou deux épisodes près.
En 2001, le vagabond approximatif habitait Beauvilliers, « un piètre bourg d’Eur-et-Loir ». Il s’en éloignait pour gagner Lamotte-Beuvron, la Châtre, Mende et l’Auvergne, quelque part entre Julien Gracq et Alexandre Vialatte. Quatorze ans plus tard, devenu « retraité indolent », il habite toujours à « B. », entre Georges Perros et Jean-Claude Pirotte, il n’en bouge pas. Il ne sort même plus guère de chez lui, parfois une escapade au bistrot, pour être à l’écoute des événements monde et boire un coup.
Alors que fait-il pendant 152 pages? Il écrit une lettre à son ami Martinu avec lequel il conversait il y a quinze ans. Il n’a aucune idée de ce que son ami perdu de vue fait actuellement et où il habite. Bien sûr, c’est à lui-même qu’il écrit, au fantôme de son passé et à ce qu’il est devenu, et puis à Isa, sa compagne. S’il est sensible au temps qui passe, Picard n’écoute pas sa radio-nostalgie intérieure. A la page 59, il lâche le morceau : « je me sers de ma lettre comme d’un point d’appui pour tenter quelques confessions ». Bref la lettre est un paravent pour être tranquille, et faire ce qu’il aime : vivre et écrire à contre temps, butiner dans l’air du temps lent, loin des trépidantes courses à l’info, loin des villes, B. est sa Byzance, il y puise sa pitance, son cher silence.
Le lecteur thésaurise, de ci de là, des brises d’une jeunesse active du côté des « catéchismes idéologiques» et des « engagements décisifs », un compagnon précieux que fut un livre, « La faim » d’Hamsum, dans sa période vagabonde. C‘est loin tout ça. Le narrateur a aussi vécu à Paris, il se tient désormais à l’écart, pas si loin tout de même, cependant il ne boude pas son plaisir lorsqu’il revient marcher dans la capitale. Isa qui est journaliste, apparaît à ses côtés comme est un contre-feu, elle le protège de la maladie infantile des reclus volontaires comme lui : la misanthropie galopante.
A l'ombre d'Isa
Dans ce bourg qu’est B., Georges Picard (ou si vous préférez le narrateur) a une vue imprenable sur la France des déclassés, des petites gens. Et nous sommes au balcon. Il voit là, autour de lui, une France « momifiée dans une indifférence frileuse faite de petites coutumes désuètes et de références morales dépassées », des « gens qui ne comprennent pas ce qui leur arrive », rien d’étonnant à ce que « beaucoup votent pour l’extrême droite d’une main tremblante, car ils sont tout sauf extrémistes ». Des gens modestes qui demandent juste « de la douceur et un peu d’attention » mais qui s’abîment le teint et l’âme à regarder une télé qui les gave d’ « images désespérantes adoucies par le miel de divertissements débiles ». Dommage que Hollande&Valls n’aillent pas boire des coups au bistrot de B. ou ne lisent pas les livres du discret Georges Picard.
La solitude programmée de l’auteur est un confort qui le protège du mauvais théâtre des relations sociales, de « Connard Fini », le type tatillon de l’administration et de « Jean Foutre », son voisin raciste. Il délègue le soin de s’informer à sa compagne Isa, journaliste de métier. Elle décrochera un scoop au fil du livre (fruit d’une l’enquête sur des détournements d’argent et autres pots de vin dans la région). Il préfère rester en marge du cirque et laisser canoter ses phrases sur la page, faire des petites vaguelettes ironiques qui n’atteindront pas la rive, ou alors en sourdine, nonchalamment. Il nous touche avec son art de ne pas y toucher, de ronchonner en chambre, de maugréer ses attendrissements mezzo voce dans des pages qu’il écrit à la main.
Au fil de ces promenades de mots alanguies et de pensées mollement déterminées, Georges Picard oublie un peu la lettre (ou le prétexte de la lettre) qu’il écrit à son ami Martinu. Il s’y remet quand il est temps de finir. Isa, journaliste couverte de gloire, attend son bonhomme pour partir en Asie. A la dernière page, Georges Picard quitte B. Provisoirement. Pour voir un peu de monde. « Brèves nouvelles du monde » est le titre d’un autre de ses livres, le seul qui ne soit pas publié par Corti.
« Merci aux ambitieux de s’occuper du monde à ma place » par Georges Picard, Editions Corti, 152p, 17€