
Agrandissement : Illustration 1

On semblait loin de Kiev et de Marioupol sous la canicule avignonnaise dans les files de spectateurs qui patientaient devant les guichets du In essayant, le plus souvent en vain, d’acheter une place au dernier moment ou devant les caisses du Off où beaucoup de spectacles ont fait le plein, le public ayant retrouvé le chemin des salles.
L’Ukraine semblait loin aussi du spectacle Le Moine noir d’après la nouvelle de Tchekhov réalisé en Allemagne par le Russe (qui vit désormais à Berlin) Kirill Serebrennikov et qui ouvrait le festival. A moins que le spectacle, s’enroulant sur lui-même, n’en soit le fantasme plus ou moins refoulé et tordu avec ces moines multiples en tenues noires aux allures militaires, sorte de « force spéciale » pour employer une terminologie poutinienne. L’Ukraine, çà et là, traversa quelques-uns des multiples débats et rencontres qui sont l’ordinaire du Festival chaque été.
Cependant, depuis le 12 juillet et jusqu’à demain s’est tenue une passionnante manifestation multiforme : « Vilnius : Carrefour de l’ar(t)résistance » dans différents lieux du Off. Des spectacles à la Scierie, des films au cinéma Utopia, des concerts au Délirium, des rencontres au village du Off, la réalisation d’une grande fresque collective intitulée « Le mur de la paix », des lectures et même des dégustations de spécialités venues de l’Est.
Ce fut un lieu de croisements. Entre des artistes russes, ukrainiens, biélorusses exilés en Lituanie, en Allemagne, en France, à Londres, aux Etats-Unis, tous ébranlés par le 24 février et ce qui s’ensuivit. Un matin, à une même table se retrouvèrent la Russe Marina Davydova, grande figure de la scène russe (directrice de la revue Teatr qu’elle continue à l’étranger, organisatrice de festivals, éminente critique), l’une des premières à s’élever à Moscou contre la guerre en Ukraine, ce qui précipita son départ ; le clown Oleg Savtchenko qui, à Odessa, fait partie de la troupe célébrissime des Maski ; Vladimir Gourfinkel, metteur en scène russe né en Ukraine, qui était, jusqu’à son départ, directeur du grand théâtre de Perm dans l’Oural, il est aujourd’hui réfugié à Vilnius ; Olga Polievikova, directrice du théâtre dramatique russe de Vilnius ; le fort doué auteur lituanien d’origine biélorusse Marius Ivaškevičius. Mais aussi des Français qui ont une connaissance finie de la Russie et de l’Ukraine comme Jacques Livchine, boss du Théâtre de l’Unité, ou Béatrice Picon Vallin, grande traductrice de Meyerhold. Et d’autres encore.
On y parla de la place de l’artiste dans la cité, on s’interrogea sur l’avenir des artistes en exil pour cause de guerre (Ukraine) ou d’interdiction de parole (Russie et Biélorussie), on parla de bien des choses. Mais avant tout, ce fut un moment amical et fraternel, un baume de contentement de se retrouver là tous ensemble autour d’une table ou d’un verre et de parler librement. Pour ceux dont la vie a été bouleversée depuis le 24 février, ce fut comme une belle et douce parenthèse dans un long cauchemar.
Il y eut un concert du groupe de rock biélorusse de Naka (interdit dans son pays pour activité citoyenne), exilé d’abord en Ukraine et aujourd’hui à Vilnius. Il y eut L’Attrapeur de rêves, un spectacle des Maski d’Odessa réalisé en France avec la complicité du collectif cabaret Buffon.
Et puis, il y eut un grand spectacle, créé à Vilnius et finalisé à Avignon : The Dawn of the Gods, une mise en scène du Russe Vladimir Gourfinkel d’un texte du Lituanien Marius Ivaškevičius, mêlant l’intime, le dramatique et l’actualité, une pièce à chaud interprétée par des actrices biélorusses, ukrainiennes et lituaniennes. Un casting en forme de manifeste. La pièce commence par une audition : qui va jouer le rôle d’Anna, la femme ukrainienne du Lituanien Mantas Kvedaravicus, l’auteur, en 2016, du film Marioupol où il filmait la vie « ordinaire » (cours de danse, café, etc.) de Marioupol, ville ukrainienne entourée de régions pro-russes et en but aux attaques des séparatistes. Auparavant, le jeune cinéaste lituanien avait signé Barzakh en 2011, un film produit par le cinéaste finlandais Aki Kaurismaki où il filmait la vie des Tchétchènes après deux guerres et un nouveau pouvoir bientôt dictatorial.
Six ans après Marioupol, alors que la ville portuaire du sud de l’Ukraine était assiégée par l’armée russe, le cinéaste y était retourné pour filmer une fois encore. Il s’est retrouvé pris au piège. Alors qu’il tentait de quitter la ville, blessé aux jambes, il a été fait prisonniers par l’armée russe. Et exécuté le 2 avril dernier : une balle dans la tête, une autre dans la poitrine. Le spectacle nous fait entendre l’une des dernières conversations téléphoniques avec sa femme ukrainienne Anna.
Tout le spectacle est centré sur cette dernière, Anna, interprétée par plusieurs actrices (ukrainienne, biélorusse, lituanienne) vivant aujourd’hui à Vilnius. Telle Antigone, Anna veut retrouver le corps de son compagnon pour l’enterrer. Un cinéaste de 45 ans dont la seule arme était une caméra. Alors que les spectacles du In sont achevés, ce spectacle uppercut se donne jusqu’à demain soir à la Scierie à 19h40. Puis les 15 et 16 septembre au théâtre dramatique russe de Vilnius.