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Billet de blog 27 septembre 2025

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Nuit d’ivresse avec Viripaev

Fréderic Bélier-Garcia met en scène « Les Enivrés », une belle pièce noctambule de l’auteur russe anti-guerre Ivan Viripaev où les quatorze personnages sont tous ivres et plus ou moins allumés. Le plaisir des comédiens contamine le public.

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Illustration 1
Les Enivrés, scène © Christophe Raynaud de Lage

Les Enivrés est une pièce qui boucle en beauté le premier volume du théâtre d’Ivan Viripaev chez son éditeur français, les Editions les Solitaires intempestifs. Le volume couvre la période 2000-2012, un second volume rassemble les pièces écrites entre 2013 et 2020 par cet auteur aussi doué que prolixe.

Quand Poutine et son armée attaquent l’Ukraine, Viripaev est un auteur très aimé du public russe, cinq de ses pièces sont à l’affiche à travers la vaste Russie. Viripaev dit, sans attendre, son opposition à la guerre. Se sachant en danger d’être arrêté, il se réfugie à l’étranger (en Pologne, pays de sa compagne). En Russie, ses pièces sont aussitôt retirées de l’affiche et des librairies comme toutes les œuvres de celles et ceux qui se sont publiquement opposés à cette guerre, officiellement nommée « opération spéciale ».

En Russie, Tania Moguilevskaia et Gilles Morel avaient été les premiers à repérer ce jeune auteur venu d’Irkoutsk à Moscou présenter sa première pièce Les Rêves à la fin des années 90 lors d’un festival. Ils allaient devenir amis, leur principal traducteur en français et leur représentant légal en Europe, particulièrement en France où ils vivent. Galin Stoev, bien avant d’être à la tête du Théâtredelacité de Toulouse qu’il s’apprête à quitter, avait été le premier metteur en scène à faire connaître Viripaev via sa seconde pièce Oxygène, gros succès

Depuis, l’intérêt pour Viripaev n’a plus connu d’éclipse, il est régulièrement mis en scène ici ou là en France et en Europe, entre autres par le fidèle Galin Stoev (Insoutenables longues étreintes, Danse Delhi) mais aussi par un nombre respectable de compagnies.

Frédéric Bélier-Garcia, directeur du théâtre de la Commune d’Aubervilliers, entre dans la danse avec Les Enivrés, une pièce ample, construite comme un mécano de petites pièces et qui nécessite une distribution comportant quatorze actrices et acteurs, ce qui explique qu’elle soit rarement mise en scène, et, pour la première fois, dans un Centre dramatique national.

Viripaev a divisé Les Enivrés en deux actes, chacun comportant quatre scènes. Toutes les scènes se passent la nuit, souvent dans la rue, parfois dans une cuisine ou un salon à l’acte un, toujours dans la rue à l’acte deux, au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans la nuit ( ce que la mise en scène ne suggère pas suffisamment). Hommes ou femmes, tous les personnages sont ivres. Ils ne boivent pas devant nous, ils sont déjà pleins, ils titubent, glissent dans la neige, parlent tant et plus, même dans le vide, se raccrochent à une barre de fer, un tapis, une épaule ou à Dieu, ce fourre tout.

Le dit « Seigneur » apparaît comme une poire pour étancher la soif des ivrognes, un hobby pour occuper le temps, un mantra à la portée de tous. Dans une scène formidable (toutes le sont), il est question d’« entendre le chuchotement du Seigneur dans son cœur ». Chacun.e s’y met. A la fin un personnage dont le frère est prêtre catholique se prend pour ce dernier et, sur son ordre , « tous se tiennent debout en silence, enlacés », écoutant le chuchotement divin. Rosa (formidable personnage de prostituée au grand cœur), commence à pleurer, les autres s’y mettent. « Dans le silence, on entend les reniflements de quatre hommes ivres et d’une femme ivre, c’est le chuchotement du Seigneur. » conclut Viripaev avec un talent aussi humoristique que caustique.

Ne racontons pas tout mais citons un autre exemple. Plusieurs scènes s’appuient sur la rencontre entre un homme (avide) et une femme (perdue) qui n’auraient jamais dû se rencontrer. Par exemple Laoura. Robe froissée, cheveux ébouriffés, ivre. Elle marche dans la rue, croise quatre hommes, ivres, eux aussi, qui sortent d’un restaurant végétarien (où on les as vu dans une autre scène à l’acte Un). On papote. Laoura explique que l’homme avec qui elle vivait vient d’en épouser une autre. Elle est donc libre, pensent les quatre hommes. Max lui propose de l’épouser, elle accepte mais veut que cela se passe immédiatement et dans les règles, devant un prêtre, etc. Mais comment trouver un prêtre à quatre heures du matin ? Je vous laisse découvrir la savoureuse suite.

Frédéric Bélier-Garcia et son décorateur Jacques Gabel ont opté avec raison pour un décor unique : une rue, la nuit , le sol couvert de neige, un espace cerné par le public sur deux côtés. Au fond, une scène de théâtre au rideau plus ou moins fermé où certaines scènes viennent prendre l’air. Bref, une arène à jouer. Et bien jouer. On sent que les comédien.nes jubilent à jouer un tel théâtre à vif. Toutes et tous portent haut la parole éruptive, souvent coquine et parfois tendre d’Ivan Viripaev. Citons-les : Cheik Ahmed Thani; Ana Blagojevic; Geoffrey Carey; Sébastien Chassagne; Vincent Deslandres; Oussem Kadri; Marie Mangin; Jin Xuan Mao; Christophe Paou; Polina Rebel Pshindina; Marie Schmitt et Pierre-Benoist Varoclier.

Théâtre de la commune d’Aubervilliers, du jeudi 18 sept au vend 3 octobre à 20h, les sam 20 et 27 sept à 18h, relâches les mar23 et mer24 sept.

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