
Un spectacle hante La Ménagerie de verre de Tennessee Williams que Daniel Jeanneteau vient de mettre en scène à Amiens avant une belle tournée. Et ce spectacle est une autre mise en scène de cette même pièce par le même metteur en scène créée au Japon, avec des acteurs japonais, il y a trois ans. Dans la nouvelle mise en scène comme dans l’ancienne, un tulle à l’avant-scène sépare la scène de la salle, un filtre. Ce rideau est comme la matérialisation même de la mémoire du narrateur, ce fils qui se souvient ou croit se souvenir.
C’est l’enchâssement et le frottement de ces deux mémoires, celle d’un spectacle à l’autre bout du monde et celle de la construction narrative au cœur de la pièce ressuscitant un lointain passé qui constituent le vertige sensoriel saisissant le spectateur de cette Ménagerie de verre. (Que l’on ait vu ou pas la version japonaise importe peu. Pour ma part, je n’en ai vu qu’une captation vidéo.)
Une nouvelle traduction
Enfin, dernier paramètre fondateur outre ceux propres au spectacle, à commencer par les acteurs, Daniel Jeanneteau a demandé une nouvelle traduction de la pièce à Isabelle Famchon. Il faut espérer qu’elle soit publiée car elle renouvelle la lecture de cette pièce de Tennessee Williams. Comme les monuments, les vieilles pièces ont besoin qu’on les nettoie périodiquement pour retrouver leur éclat. De plus, Isabelle Famchon a sous le coude la traduction de plusieurs pièces inédites de l’auteur. Editeurs, encore un effort ! Isabelle Famchon a joué un rôle essentiel dans la traduction d’auteurs dramatiques de langue anglaise comme Athol Fugard, et son compagnonnage avec Roger Blin fut exemplaire.
Du vieux théâtre un peu poussiéreux, c’est ainsi que Daniel Jeanneteau considérait le théâtre de Tennessee Williams qu’il pensait « ne pas aimer ». Jusqu’à ce que les Japonais lui proposent de mettre en scène La Ménagerie de verre en 2011. Jeanneteau avait décliné une première proposition, il eut été malséant de ne pas considérer celle-ci. Il a donc lu ou relu cette pièce dont il n’avait qu’un vague souvenir.
Comme Claude Régy, dont il fut naguère le scénographe attitré, Jeanneteau est régulièrement invité par Satoshi Miyagi à travailler avec les acteurs de la troupe de Shizuoka et son merveilleux théâtre où tout amoureux du théâtre rêve d’aller. C’est mon cas. Un rêve inassouvi, ce qui permet d’en prolonger la rêverie jusqu’à imaginer que ce rêve n’en est pas un, que je suis peut-être, sûrement, allé là-baspuisque je m’y vois, et… nous voici illico ramenés au propos de La Ménagerie de verre où l’on glisse sur la mémoire comme on marche sur un fleuve gelé où il arrive que la glace ne soit pas assez épaisse et que l’on tombe dans un trou sous l’œil étonné d’un poisson endormi qui se demande pourquoi on vient remuer des fonds qui, dès qu’on les touche,s’émondent dans un voile opaque insaisissable.
« La pièce se passe dans la mémoire »
Alors que la lumière de la salle n’est pas totalement éteinte, un homme venu des coulisse entre à l’avant-scène. Il n’a pas le pas assuré d’un bonimenteur, il n’a pas l’habit pailleté d’un monsieur Loyal, il a l’allure empruntée d’un type qui a quelque chose à dire aussi lourd qu’un secret. Il veut le dire mais ne sait trop comment. Il marche un peu en crabe et la lumière l’aveugle, il écarquille les yeux comme si l’on venait de le réveiller. C’est peut-être le propre des personnages de théâtre que de se réveiller en scène, c’est ce qu’on se dit. Mais que nous dit l’homme ?
« La pièce se passe dans la mémoire. Comme elle se passe dans la mémoire, elle est toute en demi-teinte, sentimentale, non réaliste. Dans la mémoire, tout semble se passer en musique. Cela explique le violon dans les coulisses. Je suis le narrateur de la pièce, mais aussi l’un de ses personnages. Les autres personnages sont ma mère Amanda, ma sœur Laura et un jeune galant qui apparaît dans les scènes finales. C’est le personnage le plus réaliste de la pièce, un émissaire du monde de la réalité dont nous étions en quelque sorte coupés. »
Tout est dit ou presque. Tom, le fils narrateur, nous parle encore du père parti depuis longtemps comme lui partira à la fin de la pièce. Puis il traverse le tulle comme on traverse un miroir, entre dans ce paysage de la mémoire dont il vient de nous parler, ses pas glissent sans bruit sur un sol laiteux et vaporeux. On est très loin du réalisme nerveux et fiévreux auquel notre mémoire associe volontiers Tennessee Williams via les films des studios américains (souvent des chefs-d’œuvre) que son œuvre a suscité : Un tramway nommé désir (Elia Kazan), Soudain l’été dernier (Joseph Mankiewicz), Doux oiseaux de jeunesse et La Chatte sur un toit brûlant (deux films de Richard Brooks)…
Une famille qui boite
Pendant ce détour par le cinéma (les salles obscures sont très présentes dans la pièce), là-bas, au fond de la mémoire, derrière le tulle tendu, c’est l’heure de passer à table. Une scène apparemment banale entre une mère, Amanda, son fils Tom et sa fille Laura. Rien de tel. C’est une famille en morceaux. Même autour de la table, la famille peine à se réunir.

Laura, victime ado d’une pleurésie, en est sortie avec un boitement qu’elle croit considérable. Elle se souvient des escaliers qu’elle peinait à monter pour se rendre à la chorale, si bien qu’elle arrivait la dernière et, sous le regard des autres, allait prendre sa place au dernier rang en faisant, croyait-elle, un « boucan » d’enfer avec sa jambe. Cette infériorité physique, par contamination, l’a rendue comme bancale, instable, peu sûre d’elle. Elle a laissé tomber le lycée, puis dès le premier jour une école de secrétariat (le cachant à sa mère, elle passe ses jours à errer dans les rues ou à entrer dans une salle de cinéma), à la maison elle s’est réfugiée dans le monde des petits animaux en verre qu’elle confectionne, une ménagerie fragile. Ses êtres faits de verre risquent de tomber à la moindre vibration. Comme elle.
A travers Laura, c’est toute la famille qui boite. Le frère, Tom, poète et employé dans un entrepôt (il se fera virer pour avoir écrit un poème) n’a de cesse de fuir quotidiennement le logis à l’affectif lourd comme un boulet pour s’oublier dans l’ivresse des salles de cinéma et des bars. La mère, Amanda, sans la présence d’un mari aimant, se réfugie dans ses rêves défunts de jeune fille courtisée.
Amanda est dans un passé imaginaire et fantasmé comme Tom est dans un avenir hypothétique et Laura paralysée dans un présent intérieur. La mère demande à Tom de trouver un « galant » pour sa fille ; il fait venir un copain de bureau, Jim. La pièce se noue autour de cette intrusion pleine de malentendus lors d’une soirée qui constitue l’essentiel de la pièce.
En Jim, Laura reconnaît un garçon qu’elle avait remarqué au collège et dont elle était secrètement éprise, la vie va-t-elle enfin lui sourire, elle y croit, on y croit, Jim se prête au jeu jusqu’à s’y brûler les lèvres en embrassant Laura, mais c’est une illusion. Il est fiancé, il fuit. Tout s’écroule. La Ménagerie de verre est une pièce sur l’anéantissement qui laisse derrière elle des saisissements de vie partagée et des êtres renvoyés dans une solitude devenue abyssale.
Une étrangeté absolue
C’est « autour de Dominique Reymond » que Daniel Jeanneteau a songé à revenir à La Ménagerie de verre et c’est par elle, outre le décor, que le Japon s’invite dans le jeu. Non que l’actrice, dans le rôle d’Amanda, imite quelque actrice japonaise, mais parce que sa gestuelle tout en déséquilibre, en décalage, sa façon devant Jim le « galant » (et ce mot aussi renvoie au Japon) de redevenir jeune, espiègle et sautillante, fait penser à ces acteurs âgés japonaisjouant à la perfection les jeunes filles énamourées. A la fin, quand tout s’est écroulé, elle est là, défaite, les cheveux défaits, ce n’est plus une mère entre deux âges, mais une très vieille femme, sonnée, comme folle. C’est beau comme du Nô.
Dans le rôle de Laura, Solène Arbel est d’une étrangeté absolue. Elle évite tous les pièges du rôle (la jeune fille handicapée au QI limité) en faisant montre d’un art du presque rien, en laissant poindre à peine un affleurement de ses tensions intérieures. Elle dit moins les répliques qu’elles ne semblent lui échapper des lèvres, elle fait parler ses silences dans des mouvements infimes de flux et de reflux distillant son empêchement à vivre. Rare.
Olivier Werner dans le rôle de Tom – celui qui ne peut « éteindre » en lui le souvenir de sa sœur – et Pierre Plathier dans celui de Jim – celui qui a fait taire Laura à jamais par un unique baiser sur sa bouche – sont, eux aussi, on ne peut plus justes.
Je me souviens avoir vu La Ménagerie de verrejouée il y a très longtemps par une jeune troupe qui s’appelait, je crois, la Communauté théâtrale. Un collectif qui avait poussé le bouchon jusqu’à jouer de façon anonyme. Aucun nom d’acteur dans le programme. Par respect, je n’avais pas cherché à en savoir plus. Et puis je l’ai regretté. Qui étaient-ils ? Tennessee Williams ace pouvoir de fouiller dans notre passé sans rien savoir de nous.
Le spectacle La Ménagerie de verre a été créé à la Maison de la Culture d’Amiens, dernièrereprésentation ce lundi 29 février. Puis tournée :
CDN de Besançon du 3 au 5 mars,
TNB à Rennes du 8 au 12 mars,
Scène Watteau à Nogent-sur-Marne le 19 mars,
Espace des Arts Chalon-sur-Saône les 22 et 23 mars,
Théâtre de la Colline à Paris du 31 mars au 28 avril,
Maison de la Culture de Bourges du 11 au 13 mai,
Quartz de Brest du 16 au 19 mai,
Comédie de Reims du 24 au 27 mai.
Parution récente : l’excellent Tennessee Williams par Christophe Pellet (collection « le théâtre de » aux éditions Ides et Calendes) où l’auteur détaille le fondement autobiographique de La Ménagerie de verre.