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Il y a trente ans, en 1992, au teatr Stary de Cracovie, le jeune Krystian Lupa mettait en scène Kalkwerk (Plâtrière), une adaptation du roman de Thomas Bernhard Das Kalkwerk (La plâtrière, traduction en français chez Gallimard par Louise Servicen en1974). Je me souviens avoir vu ce spectacle l’année suivante en Pologne au festival de Torun. Lupa était alors tout à fait inconnu en France, et encore méconnu en Pologne où il suscitait déjà une curiosité galopante. Le spectacle était fascinant, envoûtant. Évoquant ce spectacle dans une série consacrée à trois figures théâtrales de l’Est de l’Europe, je choisissais pour titre « Lupa l’accoucheur » (Libération du 11 juin 1993). Il faudra attendre encore quelques années (1998 ) pour que l’Odéon et le Festival d’automne ne mettent à l’affiche Krystian Lupa avec les honneurs : un spectacle en deux soirées : Les somnambules de Hermann Broch (lire ici). Inoubliable comme l’avait été Kalkwerk.
Dans l’article, j’essayais tant bien que mal de raconter la plâtrière, le spectacle autant que le roman, le parcours d’un homme , Konrad, qui, avec sa femme paralysée ne quittant guère sa chaise roulante, s’est installé « dans l’isolement total » d’un ancienne usine à chaux, la plâtrière de Sicking. Il entend y écrire l’œuvre de sa vie, un Traité sur l’ouïe. Mais son travail est sans cesse contrarié, perturbé par des bruits comme celui de la hache du dénommé Holler, les voisins, les visiteurs, les gloussements de la rivière, les râles de sa femme. A bout, exténué, sans avoir écrit le moindre ligne de son essai, Konrad tue son épouse avec la carabine qu’elle a sans cesse près d’elle. On retrouvera Konrad à demi gelé dans la fosse à purin.
Le spectacle de Lupa, comme le roman, commençait au lendemain du meurtre. La suite relevait du cauchemar. Le décor représentait tour à tour ou ensemble, un lit à barreaux, et une table en bois rustique toute simple, les deux éléments étant comme pris dans les rets d’un parallélépipède comme on en voit dans les tableaux de Francis Bacon, référence faite au « petit Bacon » que possède Konrad, seule chose qu’il n’ ait jamais voulu vendre.. Les personnes auxquelles Konrad s’adressent dans le roman étaient, chez Lupa, ponctuellement incarnés par des acteurs ainsi Fro (joué par Piotr Skiba, inséparable de Lupa, déjà) tout comme Holler (Bolewlaw Brzoozowki) ou le directeur de Banque (Pawel Miskiewicz, futur metteur en scène) ou encore les deux policiers. Et pour les rôles principaux Maƚgorzata Hajewskaa-Krzysztofik (l‘épouse paralysée de Konrad) et Andrzej Hudziak (Konrad). Quand ce dernier disparaîtra prématurément, Lupa refusera de le remplacer et le spectacle fut à jamais retiré de l’affiche. Il en reste cependant une captation dirigée par Lupa lui-même.
Après Nous sommes repus mais pas repentis, un spectacle inspiré par Déjeuner chez Wittgenstein de Thomas Bernhard (une pièce que Krystian Lupa a également mis en scène), Séverine Chavrier revient à l’auteur autrichien avec Ils nous ont oubliés, spectacle basé sur son roman La plâtrière. Pourquoi ce titre ? Mystère. Le spectacle de Chavrier est aux antipodes de Kalkwerk. Là où Krystian Lupa donnait chair aux personnages du roman, Séverine Chavrier les met à la trappe mais en invente un qui n’est pas dans le roman : une sage-femme (Camille Voglaire), on se demande bien pourquoi, même si l’actrice remplit excellemment son contrat. Laurent Papot (Konrad) et Marijke Pinoy (son épouse paralytique) sont à la fois d’une grand sobriété et d‘une grande intensité.
Celui qui fait le mariole, c’est le décor (scénographie Louise Sari) en complicité avec la mise en scène.La plâtrière est une sorte de boite ouverte avec dessous et dessus et des pans de murs facilement enfoncés dès qu’on les frappe.Tout à l'avenant. Ça en jette un peu, beaucoup, trop, La vidéo (Typhaine Steiner) omniprésente creuse l’espace. Comme toujours chez Séverine Chavrier, la musique est aussi omniprésente que finement choisie. Elle est signée Simon d’Anselme de Puisaye et fort bien interprétée par Florian Satche.
Le dedans et le dehors se mêlent, les oiseaux (éduqués par Tristan Plot) sont là comme chez eux, des trappes, des lignes suintantes multiplient les goulots d’étranglement de l’angoisse. C’est assez bluffant ce dispositif multidimensionnel, mais, par sa surexploitation scénique et surtout filmique, on bascule bientôt dans la complaisance, dans l’effet, cela engendre un entassement lassant voire étouffant, saturé, surligné. Le spectacle dure 3h45 avec deux entractes, c'est trop long, trop embrouillé, trop surchargé, notamment dans la partie centrale de la soirée.Ce n'est pas une question de durée: le spectacle de de Lupa durait quatre heures et on ne s'en apercevait pas. . Le talent de Séverine Chavrier n’est plus à prouve , qu’elle se contente d’en user sans chercher à le démontrer.
REPRISE au Théâtre de la Colline jusqu'au 10 février. Du mardi au samedi à 19h30 et le dimanche à 15h30
relâche dimanche 21 janvier, durée 4h, deux entractes inclus