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C’est le début lettre écrite, un jour de 1776, à six heures du soir, par Julie de Lespinasse, quelques mois ou semaines avant de mourir à 42 ans (d’amour et de tuberculose), une lettre adressée à celui qu’elle aime:
« Je ne veux pas, mon ami, que, dans le peu de jours qui me restent à vivre, vous puissiez en passer un sans vous souvenir que vous êtes aimé à la folie par la plus malheureuse de toutes les créatures. Oui, mon ami, je vous aime. Je veux que cette triste vérité vous poursuive, qu’elle trouble votre bonheur [ le destinataire, le comte de Guibert, son cadet de dix ans ,vient de se marier] ; je veux que le poison qui a défendu ma vie, qui la consume, et qui sans doute la terminera, répande dans votre âme cette sensibilité douloureuse, qui du moins vous disposera à regretter ce qui vous a aimé avec le plus de tendresse et de passion. Adieu mon ami. Ne m’aimez pas, puisque ce serait contre votre devoir et contre votre volonté ; mais souffrez que je vous aime et que je vous le redise cent fois, mille fois, mais jamais avec l’expression qui répond à ce que je sens ».
Julie écrira encore d’autres lettres à l’homme qu’elle aime jusqu’à ces derniers mots sentant sa fin imminente : «si je revenais à la vie, j’aimerai encore à l’employer, à vous aimer, mais il n’y a plus de temps ». C’est l’épouse de l ‘homme aimé par Julie de Lespinasse qui, découvrant ces lettres et leur incandescence, ne les jettera pas au feu, mais les fera éditer en 1809.
On comprend que Christine Letailleur cette amoureuse des écritures du XVIIIe siècle, après Laclos et Sade et avant, un jour, Restif de la Bretonne, ait eu envie de frayer un bout de chemin amoureux avec Julie de Lespinasse. Son spectacle entrelace subtilement ses lettres et sa vie romanesque. Fille naturelle d’une comtesse (son père étant le mari de sa sœur), elle restera dix ans auprès de madame du Deffand (sa tante naturelle), introduite dans son fameux salon avant d’en être chassée (jalousie). Elle ouvre alors son propre salon fréquenté par les Encyclopédistes et bien d’autres. Très proche de son aîné de quinze ans d’ Alembert, qui l’aima d’un amour platonique et vivra auprès d’elle, Julie de Lespinasse connut un premier amour partagé avec un espagnol, M. de Mora qui, plus tard, mourra avant elle de la tuberculose. Elle aime bientôt follement, plus qu’il ne l’aime, le comte de Guibert, de dix ans son cadet, qui parcourt l’Europe, tire gloire d’un écrit militaire et finit par se marier avec une autre, de moins de vingt ans, au grand dam de Julie qui en a le double.
Dans la mise en scène tout en finesse de Christine Letailleur, Guibert n’apparaît pas en scène autrement qu’en voix off (Alain Fromager) et par les lettres que lui adresse Julie, déployant entre eux un jeu ambivalent de la présence-absence. Seul apparaît furtivement auprès d’elle le spectre de M. de Mora qui lui l’aima tant et plus jusqu’à la mort, le rôle étant (bien) tenu par Manuel Garcie Kilian que l’on a souvent vu dans les spectacles de Christine Letailleur.
L’espace nu presque abstrait est comme mental, excepté quelques bougies (cet adjuvant à l’écriture au XVIIIe siècle). Au centre du plateau, une méridienne entourée de rien, comme une île (scénographie Emmanuel Clolus et Christine Letailleur) où, en marge du monde, habite Julie de Lespinasse. C’est là qu’elle écrit ses lettres d’amour comme autant de lettres à la mer, c’est là qu’elle espère, désespère, pleure, veille, s’éveille, écrit, se meurt. Abritée sous une longue robe magnifique ( Elisabeth Kunderstuth), l’actrice Judith Henry, gracile, fragile et déterminée dans la passion solitaire de son personnage, malade (amour, tuberculose) se nourrissant de pilules d’opium, porte les mots vibrants de Julie de Lespinasse avec une juste fébrilité, tempo constant du spectacle, celui sonore d’une lettre que l’on froisse et défroisse pour mieux la relire.
Théâtre National de Strasbourg jusqu’ au 5 mai, tous es jours 20h, sf sam 30 16h et 20h